génération sociale et socialisation transitionnelle
Fluctuations
cohortales et stratification sociale
en France et aux Etats-Unis au xxe
siècle
Louis Chauvel
Dans
ce travail, nous avons tenté une première comparaison systématique mettant en
jeu la question des fluctuations générationnelles, en mobilisant la France et
les Etats-Unis. Pour préparer une telle comparaison, il a fallu revenir sur la
théorie et les méthodes de l’analyse cohortale, et redéfinir en direction d’une
comparaison les étapes que nous avions déjà parcourues dans notre thèse Le
destin des générations (PUF, 1998), de façon à anticiper un travail
ultérieur, situé sur un plus long terme, de comparaison d’une dizaine de pays
contrastés.
Pour
ce faire, dans une première partie, nous avons tenté d’esquisser une théorie
des générations, laquelle s’appuie avant tout sur l’expérience française des
inégalités générationnelles, en insistant sur la genèse de fluctuations
durables et de discontinuités brutales, c’est-à-dire de fractures, entre les
générations sociales. Il s’est agi ensuite de revenir sur les travaux que nous
avions élaborés sur la France dans le cadre de notre thèse, de façon à tenter
maintenant une synthèse systématisée. Un retour théorique a été opéré ensuite
pour approfondir la notion de socialisation pour expliquer l’émergence de ces
fractures entre générations. L’importance de la période de « socialisation
transitionnelle » a été soulignée comme moment et processus stratégiques
de construction des générations sociales.
Ces
travaux théoriques et empiriques ayant les mêmes limites franco-françaises que
les travaux de ma thèse, il s’agissait ici d’assurer une confrontation à la
comparaison internationale : cette fracture générationnelle est-elle
spécifique à la société française dans sa singularité, ou bien correspond-elle
à une dynamique plus générale ? Pour mener à bien une première
comparaison, le cas américain a été choisi parce qu’il correspond, d’une part,
à un modèle de société sinon antinomique de celui de la société française, en
tout cas fort éloigné sur de nombreux aspects, et d’autre part parce qu’il est
fortement documenté par des microdonnées aisément mobilisables et susceptibles
d’être travaillées directement, de façon à soumettre le cas étasunien à de
nombreuses analyses cohortales.
Dans
une seconde partie, nous mettons en évidence le fait que les Etats-Unis sont
concernés eux aussi par les sept fractures générationnelles que nous avions
précédemment détectées en France : (1) inégalités économiques
intergénérationnelles, (2) upgrading qui semble cesser après les
premières cohortes du baby-boom, (3) rattrapage inexistant pour les
cohortes en retard de carrière, (4) mobilité intergénérationnelle ascendante
très ralentie, (5) problèmes d’adéquation entre la socialisation reçue et les
conditions sociales effectivement vécues, (6) transmission politique
défaillante, (7) reproduction collective du modèle social mis en échec dans une
dynamique d’inégalités sociales dont les nouvelles générations sont massivement
porteuses. Le rôle de la dynamique scolaire et universitaire américaine, mais
aussi de l’histoire sociale du xxe
siècle, est alors examiné, pour comprendre leur rôle et leurs conséquences dans
l’instauration des fluctuations générationnelles.
Les
similitudes et les différences des cas français et américain sont alors
analysées en mobilisant différents registres théoriques, en particulier celui
qui met en jeu les typologies d’Etats-providence. Cette démarche permet de
mieux comprendre le cas français, mais pose des difficultés dans le cas
américain : la notion trop statique de « type
d’Etat-providence » pourrait être moins intéressante que celle d’intensité
de l’« investissement générationnel », à savoir du consentement à
consacrer plus d’efforts pour l’intégration au plus haut de la génération
suivante par la transmission d’un ensemble de ressources potentielles
(formation et premiers emplois). Cette notion plus dynamique permet de mieux
saisir les revirements que les différentes générations ont vécus. Il semble au
total que la France et les Etats-Unis sont marqués par de profondes
discontinuités historiques dans cette volonté de transmission. Il semble aussi
que les réformes qui ont tendu à contenir ou à réduire l’Etat-providence ont
surtout privé les nouveaux entrants de ressources dont les générations
installées ont profité naguère et dont souvent elles jouissent encore. Ce
facteur est commun aux Etats-Unis et à la France, mais le cas américain semble
encore plus caricatural à cet égard, du fait même de la remise en cause massive
dès les années quatre-vingt de politiques redistributives mises en œuvre dans
les années soixante-dix.
Cette
dynamique n’est donc pas une spécificité française, même si la comparaison
montre que le cas américain est à la fois plus radical dans le traitement des
classes les plus modestes, qui sont face à une profonde régression sociale
générationnelle, et met en évidence en même temps une fracture moins
directement visible puisque les mieux diplômés des nouvelles générations
d’outre-atlantique connaissent contrairement au cas français un niveau de vie
inédit, en relatif comme en absolu, du fait de l’ouverture de l’éventail des
revenus. La dynamique de la structure sociale américaine vers plus d’inégalités
est donc mue par un processus de remplacement générationnel extrêmement clair
dont l’aboutissement futur est, quant à lui, obscur.
Par
rapport au cas américain, marqué par la croissance massive des inégalités par
la socialisation des nouvelles générations dans le contexte d’une structure
sociale sans cesse plus étirée entre la base et le sommet, la France ne semple
pas s’être totalement engagée dans une direction d’expansion des inégalités
économiques. Si elle devait le faire, il y aurait un très fort risque de
reconstitution d’une structure objective de classes dont les conséquences
restent à évaluer. Dès lors, une question à laquelle des travaux ultérieurs
pourront répondre est celle-ci : certains systèmes sociaux sont-ils
parvenus à atténuer les conséquences du ralentissement économique sur les nouvelles
générations mieux que ne l’ont fait la France et les Etats-Unis ? Cette
question esquisse simplement la prochaine étape de ce travail.