Libération, n° 6560

EMPLOI, mardi 18 juin 2002, p. 4

Louis Chauvel, sociologue, enseignant et chercheur

"Ouvriers et employés ont de bonnes raisons de se sentir pris au piège"

Faute de croissance forte, la classe populaire voit son avenir compromis.

NATHAN Hervé

Le citoyen désireux de comprendre pourquoi la France a subi l'assaut de l'extrême droite et a basculé à droite lira avec bonheur l'ouvrage collectif L'état de la France 2002 (1). Une forte section "enjeux et débats" permet d'appréhender certains "noeuds" au coeur de la crise sociale : fiscalité, retraites. Louis Chauvel, sociologue, maître de conférence à Sciences-Po Paris et chercheur à l'Observatoire français des conjonctures économiques revient, lui, sur la stratification sociale.

Avec l'élection présidentielle, la France a semblé redécouvrir les classes populaires, la classe ouvrière en particulier. Pourquoi les avait-on oubliées ?

Dans les années 1980, on a enterré les classe sociales, en abandonnant l'usage du terme. Par exemple, le nombre des thèses de doctorat comportant le mot "classe sociale" dans leur titre, est alors divisé par trois. Des classes on a fait table rase, et on a laissé penser qu'on arrivait dans une société sans classe. Cette dynamique était pas qu'une construction intellectuelle. Elle était aussi le résultat de la croissance des "Trente Glorieuses", de 1945 à 1975. Pendant cette période, le pouvoir d'achat ouvrier a progressé de 4 % par an. Il a doublé en vingt ans, provoquant un "embourgeoisement de la classe ouvrière". Derrière l'outrance des mots, c'était aussi une réalité. La classe populaire, ouvriers et employés, connaissait un sort infiniment plus favorable que celui de ses parents, avec un doublement au moins de leur pouvoir d'achat. Tout un ensemble de droits salariaux faisait de la nouvelle classe ouvrière tout autre chose que le prolétariat. Il s'est alors vraiment passé quelque chose.

Mais la croissance a faibli, et l'Etat providence est contesté ?

C'est un paradoxe extraordinaire : dans les années 1980, au moment où prend fin la tendance objective de dissolution des classes, le discours dominant devient celui de la "mort des classes sociales". Pourtant, une analyse fondée sur les faits dit bien autre chose : la classe populaire, les ouvriers, les employés, représente 60 % des actifs, une proportion qui ne varie pas depuis trente ans. Les modèles de consommation, de culture, d'accès à l'école, etc. cessent de converger. Depuis quinze ans, les membres de cette classe constatent peu à peu qu'ils sont dans une dynamique défavorable. Qu'ils sont commis à demeurer dans des emplois routiniers, pris en étau entre la peur du chômage et les bas salaires, 1 200 euros en moyenne, et, de plus, menacés par la remise en cause de l'Etat providence. La prime pour l'emploi (PPE) apparaît ici avec ses ambiguïtés : pour ses bénéficiaires, c'est le signe de l'arrivée aux limites des filets minimaux. Tout autre chose que les dispositifs intégrateurs de l'Etat providence des années 50, constitutifs de droits généraux à la santé, l'emploi, la retraite, la famille. On assiste à la création d'une sous-classe dépendante, qui se ressent comme au dernier stade avant l'exclusion.

On revient à la notion de classe, ou de catégorie socio-professionnelle ?

Le mot classe sociale est associé au discours marxiste, vieilli, des années soixante. Il faut en revenir aux conditions empiriques. Rappelons-nous la description de l'East-end Londonien au début du XXe siècle par Jack London dans le Peuple d'en bas. Alors, il existait une continuité entre prolétariat et lumpen-prolétariat, souvent des travailleurs déqualifiés et vieillissants. Aujourd'hui, on oppose exclusion et exploitation en feignant de croire que l'emploi est gage d'inclusion. Or, on reconstruit une classe populaire flexibilisée, fragmentée, aux salaires insatisfaisants, sur une mauvaise pente. Le concept d'exploitation prend un sens nouveau, lorsqu'on considère le précariat, cette main d'oeuvre qui ne peut plus refuser des conditions de travail imposées. La question n'est plus le risque de famine, mais on voit réapparaître des figures sociales oubliées depuis un siècle : celle du travailleur pauvre.

Sur quel élément tangible peut-on établir que des catégories sociales n'ont plus le même devenir ?

Pendant les années 45-75, la croissance du pouvoir d'achat permettait à l'ouvrier d'espérer au bout de trente ans un mode de vie proche de celui du cadre. Pour lui-même, ou pour ses enfants, c'était une promesse de progrès. Aujourd'hui, il faudrait trois cents ans pour parvenir au même résultat. L'horizon du progrès s'est refermé sur les classes populaires. Les ouvriers et employés ont de bonnes raisons de se sentir pris au piège pour plusieurs générations. On a trop peu analysé, jusqu'à présent, la conséquence de cette stagnation. C'est tout aussi vrai pour les catégories intermédiaires. Les risques de mobilité descendante progressent.

Peut-on encore parler de "conscience de classe" ?

C'est là le second paradoxe : le volet objectif des classes n'a pas d'équivalent dans la subjectivité de la "conscience de classe". Elle a disparu comme élément de structuration politique institutionnelle. Néanmoins, en Europe, les représentations sont différentes des Etats-Unis, où les "petits" s'attribuent à eux-mêmes la responsabilité de leur situation modeste comme un échec personnel face au marché. Ici, la classe populaire continue de voter, souvent, et d'exprimer son refus. Le cauchemar de la classe politique européenne, c'est que le peuple continue de voter, mais mal ! Ce que l'on n'a pas vu venir, c'est que cette classe se voit abandonnée par l'ensemble des catégories aisées, qui décident des réformes sans elle, généralement contre elle. Et qu'en définitive, il n'existe plus pour elle aucune vision positive de l'avenir. L'absence de conscience de classe dissimule une forte conscience sociale. Politiquement, cela n'a rien d'équilibrant et ouvre la voie au populisme.

On prétendait que les classes moyennes seraient un rempart comme les extrêmes ?

Le tournant sémantique est extraordinaire : autrefois, en 1970, l'expression "classes moyennes" définissait les catégories socioprofessionnelles salariées intermédiaires : instituteurs, infirmières, contremaîtres, porteuses de la modernité des années 70, des idées généreuses de Mai 68, d'une société ouverte, de la libération sexuelle et culturelle, de la dynamique de "moyennisation". Depuis cinq ans, les "classes moyennes" désignent les hauts fonctionnaires, les petits patrons, les professions libérales, des cadres vraiment supérieurs. Du coup, une partie des classes moyennes est reléguée en dessous, ses perspectives d'avenir sont aussi brouillées, en particulier pour ses enfants. La frustration gagne. Une polarisation est en cours, dont les conséquences sont imprévisibles .

(1) L'état de la France 2002. La Découverte. 18,5 euros

Né en 1967, Louis Chauvel est chercheur à l'OFCE, maître de conférences des universités à Sciences-Po Paris. Il a publié sa thèse sur "Le destin des générations" (PUF 1998), dans laquelle il cherche le lien entre générations et inégalités au XXe siècle. On trouvera dans "la Revue de l'OFCE" (novembre 2001) un long article consacré au "retour des classes sociales".