Libération, samedi 24 novembre 2001

Rencontre

Une guerre silencieuse entre les générations

Louis Chauvel, sociologue, analyse les inégalités liées aux générations.

PONCET Emmanuel

Pourquoi remettre en selle la question des générations ? N'est-ce pas une vieille lune ?

La vision actuelle, dominante, de la question des générations est un joli conte pour enfants sages : au sein des familles, les générations vivent une idylle, dans un lieu pacifique d'échanges affectifs, d'échanges de services, de solidarité économique inédite... Or, derrière cette façade pacifiée, parfois vraie, hors des murs du foyer, une guerre des générations sociales s'est déroulée. Une guerre silencieuse, inexprimée, qui s'est soldée par un désastre pour les nouvelles générations, nées trop tard, ce que nous n'avons pas encore bien mesuré. Chronos est la figure mythique qui lui correspond : ce dieu qui a châtré son père et dévoré ses enfants. Sa jeunesse éternelle est à ce prix.

Sur quoi vous appuyez-vous pour affirmer cela ?

Cette interprétation finale résulte de constats jusque-là épars, patiemment assemblés, articulés. Aujourd'hui, la situation des nouvelles générations est pire que celle des précédentes. Pour la première fois, un rapport de forces en leur défaveur apparaît ; une redistribution sauvage, de grande ampleur, des revenus s'est réalisée. Sans aucune discussion politique, sans réflexion collective ni débat médiatique. Pour comprendre cette fracture générationnelle, quelques chiffres s'imposent : en 1975, par exemple, les jeunes gagnaient 15 % de moins que leurs parents. Aujourd'hui, ils gagnent 35 % de moins ­ c'est considérable. Imaginez une augmentation équivalente de l'impôt sur le revenu, la violence du débat qui en résulterait. Mais ici, pas un mot. De la même façon, en 1975, un jeune qui terminait ses études entrait sur le marché du travail avec un taux de chômage de 4 % : à l'époque, les patrons se battaient pour le recruter. A partir de 1985, on pleure pour être recruté : à la sortie des études, le taux de chômage est de 33 %. Et l'épreuve du chômage laisse des séquelles durables. Aujourd'hui, heureusement, nous sommes redescendus à 18 %. Mais il reste que ces nouvelles générations ont traversé un long hiver dont elles sortent à peine ­ et l'histoire à venir n'est pas écrite.

Ne s'agit-il pas d'un problème de circonstances historiques et économiques plus que d'un conflit de générations proprement dit ?

C'est en partie vrai. Les générations qui ont le mieux tiré leur épingle du jeu sont les plus de 55 ans, ceux nés aux environs de 1945. Ces générations ont connu un succès économique et social extraordinaire. Historiquement exceptionnel. Les jeunes de 1968 ont certes obtenu une liberté morale, mais surtout des droits économiques, liés à une dynamique historique, qui leur a donné accès à des situations extraordinaires par rapport à celles de leurs parents. En 68, la misère générationnelle, c'était plutôt les vieux ; désormais, la misère sociale, économique et symbolique, ce sont au contraire les jeunes, que l'on dit "pleins d'avenir". Il existe évidemment de grandes différences entre les classes sociales, mais la moyenne des situations vécues diverge totalement d'une génération à l'autre, ce qui crée le Zeitgeist, l'ambiance, l'esprit du temps où s'épanouira ou non la génération. Ainsi, pour les jeunes d'aujourd'hui, les titres scolaires sont-ils socialement dévalués. Ils subissent une forme de déclassement social par rapport aux parents et une baisse considérable de revenus, qui n'est pas rattrapée en vieillissant. Alors même que les changements culturels ont porté aux nues les valeurs de consumérisme, les marques, les voyages, etc. Aujourd'hui, les voyages forment plus la vieillesse que la jeunesse.

Est-ce que, pour autant, la solidarité traditionnelle entre les générations a brutalement disparu ?

Elle n'a pas disparu, au contraire. Elle a changé de forme. Aujourd'hui, on doit craindre que la solidarité familiale ne prenne la forme d'une patrimonialisation des ressources. Comme dans la sphère politique, où l'on assiste à une patrimonialisation des mandats. Une génération est arrivée tôt au pouvoir ; elle part tard, très tard, et... tend à léguer son siège à ses enfants. Cela est valable en politique, mais aussi dans les médias, voire dans la chanson... Ainsi se recréent des lignées familiales, par le legs intrafamilial. Cela pourrait signifier un retour en arrière. Pendant ce temps, les grandes écoles accueillent de plus en plus exclusivement des enfants de cadres supérieurs ou d'enseignants.

Cela signifie-t-il qu'il y a une sorte de "complot", un aréopage de vieux en costume et cheveux gris qui aurait empêché l'émergence des nouvelles générations ?

Les rapports sociaux les plus durs sont souvent inexprimés. Il n'y a pas d'Orchestre rouge ou "gris", pas de complot générationnel conscient et organisé volontairement. Le problème serait plutôt celui du "oui, mais on ne savait pas". Le mouvement de marginalisation assez fantastique de ceux nés après 1955 se lit à l'aune de leur mise à l'écart de la participation politique. Songez qu'en 1982 l'âge moyen de l'élu syndical ou politique était de 45 ans. En 2000, il est de 59 ans ! De la même façon, à l'Assemblée nationale, le fossé est énorme. En 1983, 29,5 % des députés avaient moins de 45 ans. En 1999, le taux est tombé à 12 % ! Cette marginalisation massive est déterminante pour l'avenir de l'Etat-providence. Aujourd'hui, la politique est le fait de quinquagénaires masculins socialement arrivés. Dans ces conditions, le RMI des jeunes, l'allocation d'autonomie, les crèches et la planification sur vingt ans des recrutements dans la santé et l'éducation ne peuvent être des priorités.

Quelles sont les conséquences concrètes, visibles, de ce que vous appelez cette "guerre silencieuse" ?

Aujourd'hui, on assiste aux effets sociaux monstrueux d'un mouvement entamé dans les années 75, dans tous les domaines. Réfléchissons par exemple à ce qui se passe dans les quartiers : on s'étonne de la violence des enfants de 10 à 15 ans, nés au milieu des années 80. Or, leurs parents représentent justement ces premières générations sacrifiées, victimes du ralentissement qui a précipité les classes populaires dans le chômage, les emplois mal payés, bref, dans une situation que l'on aurait appelée "exploitation", si ce mot était encore licite. Les enfants de ces générations sacrifiées sont ceux de qui on exige civisme, participation, sens des valeurs, alors même que leurs parents n'ont jamais connu ce monde-là.

A vous entendre, et devant la noirceur du tableau, quelque chose semble près d'exploser ?

Cette déstabilisation des nouvelles générations ne va pas forcément se traduire par une conflagration, mais il faut se méfier de l'eau qui dort. Les rapports sociaux les plus violents sont ceux qui n'ont aucune possibilité d'expression. Exactement comme les rapports femmes-hommes avant le féminisme. Pour l'instant, les conséquences sont souterraines, cachées. Lorsqu'on travaille sur le suicide, par exemple, le tableau est saisissant. Le taux de suicide des générations nées autour de 1960 a doublé par rapport à celles nées autour de 1945. Et même s'il est ridicule de tracer un lien mécanique, immédiat, entre les problèmes économiques et les suicides, il faut réaliser ce que le suicide dissimule de dépressions, déstabilisations, de difficultés inextricables qui sont le lot des temps nouveaux.

Est-ce qu'à force il n'y a pas un côté larmoyant, geignard, victimaire, voire "réac", à parler comme vous le faites de "générations sacrifiées" ?

"Génération sacrifiée" n'est pas une notion victimaire, mais repose sur des faits précis. Si présenter un problème grave est perçu comme pessimiste, victimaire, et donc réactionnaire, autant cesser tout débat. Evidemment, ce bilan n'est pas au goût de tous... Mais qu'est-ce qui porte le progrès ? Commémorer les mêmes dates, écouter les mêmes musiques, exprimer les mêmes problèmes et porter les mêmes personnes depuis 68 et affirmer que les jeunes n'ont rien à dire, qu'ils ne se mobilisent pas, qu'ils ne sont intéressés que par la réussite professionnelle, par les marques. On tient les jeunes pour des responsables de cette situation, alors qu'ils la subissent dans une logique où l'on blâme les victimes. Au contraire, on pourrait dire que la posture de modernité pour toujours d'une génération ­ celle de 68 ou ce qui en reste ­ frise aussi l'imposture : elle sera fatalement dépassée un jour.

Ne craignez-vous pas de participer au lynchage un peu facile et injuste de la génération 68, déjà bien entamée avec l'" affaire Cohn-Bendit " (1) ?

Ce bilan est souvent pris pour une accusation. Et l'amalgame est trop facile. L'affaire "Danny" n'est pas intéressante, et le débat a été littéralement posé au-dessous de la ceinture. En 1968, la question générationnelle s'est posée de façon flamboyante et mythique dans la sphère culturelle mais sans véritable motif économique. Alors qu'aujourd'hui où le problème est le plus aigu, il reste caché, inexprimé, dénié, même. Du coup, les générations suivantes n'ont pas pu faire leur place.

En même temps, de nombreux reproches faits aux nouvelles générations sont parfaitement justifiés. Qui peut contester un certain traditionalisme, un certain individualisme et l'absence d'engagement ?

Peut-être. Mais il ne faut pas oublier que les générations 68 ont été en majorité socialisées dans des familles de gaullistes ou de communistes qui avaient connu une initiation, une socialisation politique très forte, avec la guerre, la reconstruction, l'affrontement des blocs. Les jeunes, aujourd'hui, n'ont pas connu cela au travers de leurs parents, souvent revenus de tout engagement collectif. Les jeunes générations vivent surtout une "dyssocialisation". Autrement dit, un paradoxe criant et néfaste entre les représentations véhiculées et la situation vécue. Les valeurs dans lesquelles nous vivons sont encore celles issues de 68, de la société d'abondance, de croissance, du salariat stable, de la libération, alors même que nous sommes passés d'un monde social à un autre, radicalement différent, avec d'autres problèmes. Le désengagement résulte aussi de ces désillusions de la génération 68. Nous vivons encore l'illusion de la fin des hiérarchies, de la dissolution des rapports d'autorité... Or les nouvelles générations sont astreintes à des rapports d'autorités radicaux qui, le plus souvent, ne disent pas leur nom.

La situation ne s'est-elle pas améliorée avec le retour de la croissance ?

Depuis trois ans, on assiste, en effet, à un revirement lié à la croissance nouvelle. Les nouveaux jeunes deviennent une ressource stratégique pour les entreprises, les institutions... mais à condition qu'ils se taisent. Il faudra une bonne dizaine d'années de croissance rapide pour rattraper le retard cumulé, et les fruits de la croissance pourraient aller surtout aux nouveaux jeunes, nés à partir de 1980 : cela laisserait les 25-45 ans sur le bas-côté de la route. La lecture pessimiste serait de dire que les jeunes sont définitivement perdus ; ce n'est pas la mienne. Le débat qui pointe autour de la question générationnelle va peut-être permettre d'en sortir.

Vous dites, dans votre livre, qu'il y a une difficulté pour les "jeunes" de se constituer en tant qu'entité, en génération politiquement active...

Oui. Il faut dire qu'à l'Assemblée nationale, les jeunes vont au charbon et bossent dix-sept heures par jour, tandis que des hommes politiques très installés en cueillent les fruits. Cependant, les jeunes sont très attirés par l'engagement collectif, dans d'autres lieux, où justement le pouvoir est moindre et la rétribution plus symbolique qu'à l'Assemblée. Dans les associations, par exemple, et via le bénévolat. Ici comme ailleurs, les jeunes inventent et créent là où le travail est difficile et la paye modeste. Les jeunes sont mis en situation de faiblesse et, s'il n'y a pas de place, ils ne pourront la faire seuls. Il suffit de voir le sort fait à la musique dite "répétitive" qui s'est développée dans un véritable rapport de domination culturelle. En 1960, c'était Johnny Hallyday. Trente ans après, c'est toujours Johnny Hallyday, malgré la techno.

Comment renverser la tendance ?

Le premier pas est la reconnaissance des déséquilibres. Comme pour la parité, il faudra d'abord passer de la dénégation au débat. Il ne s'agit pas de dire "place aux jeunes". Les jeunes doivent être plus que les objets de politiques "ciblées", très paternalistes. Les "générations futures" ne doivent pas être simplement abstraites, figurant un avenir indéfini. Les nouvelles générations sont au contraire la fraction du peuple pour qui le long terme est concret : elles subiront pendant plus d'un demi-siècle les décisions prises aujourd'hui, sans elles.

(1) En 1975, Daniel Cohn-Bendit publie chez Belfond le Grand Bazar, où il évoque son expérience d'éducateur à Francfort et raconte son embarras face au "désir" des enfants. Vingt-cinq ans plus tard, le 22 février 2001, l'Express ressort l'affaire et Cohn-Bendit est médiatiquement sommé de s'expliquer.