" Sur la réforme de l’enseignement "

Note rédigée par Marc Bloch pour les Cahiers politiques (1944)

 

Tout malheur national appelle, d’abord, un examen de conscience ; puis (car l’examen de conscience n’est qu’une délectation morose, s’il n’aboutit à un effort vers le mieux) l’établissement d’un plan de rénovation. Quand, après la victoire prochaine, nous nous retrouverons entre Français, sur une terre rendue à la liberté, le grand devoir sera de refaire une France neuve.

Or, de tant de reconstructions indispensables, celle de notre système pédagogique ne sera pas la moins urgente. Qu’il s’agisse de stratégie, de pratique administrative ou, simplement, de résistance morale, notre effondrement a été avant tout, chez nos dirigeants et (pourquoi ne pas voir le courage de l’avouer ?) dans toute une partie de notre peuple, une défaite à la fois de l’intelligence et du caractère. C’est dire que, parmi ses causes profondes, les insuffisances de la formation que notre société donnait à ses jeunes ont figuré au premier rang.

Pour redresser ces vices, une réforme timide serait vaine. On ne refait pas à un pays son éducation en rapetassant de vieilles routines. C’est une révolution qui s’impose. Ne nous laissons pas troubler par le discrédit qu’un régime odieux réussirait, si l’on n’y prenait garde, à jeter sur ce mot, qu’il a choisi pour camouflage. En matière d’enseignement, comme partout, la prétendue révolution nationale a perpétuellement oscillé entre le retour aux routines les plus désuètes et l’imitation servile de systèmes étrangers au génie de notre peuple. La révolution que nous voulons saura rester fidèle aux plus authentiques traditions de notre civilisation. Et elle sera une révolution, parce qu’elle fera du neuf.

Ne nous y trompons pas, la tâche sera rude. Elle n’ira pas sans déchirements. Il sera toujours difficile de persuader des maîtres que les méthodes qu’ils ont longuement et consciencieusement pratiquées n’étaient peut-être pas les meilleures ; à des hommes mûrs, que leurs enfants gagneront à être élevés autrement qu’eux-mêmes ne l’ont été ; aux anciens élèves de grandes Écoles, que ces établissements parés de tous les prestiges du souvenir et de la camaraderie doivent être supprimés. Là, comme ailleurs, cependant, l’avenir, n’en doutons pas, appartiendra aux hardis ; et pour tous les hommes qui ont charge de l’enseignement, le pire danger résiderait dans une molle complaisance envers les institutions dont ils se sont fait peu à peu une commode demeure.

De cette révolution nécessaire, on ne saurait prétendre discuter, en quelques pages, le programme. Le tracé précis viendra, s’il y a lieu, plus tard et par collaboration. On se bornera pour l’instant à quelques principes directeurs.

Une condition préliminaire s’impose : à ce point impérieuse que, si elle manque à être remplie, rien de sérieux ne se fera. Il importe que, pour l’éducation de ses jeunes, comme pour le développement permanent de la culture dans l’ensemble de ses citoyens, la France de demain sache dépenser incomparablement plus qu’elle ne s’y est résignée jusqu’ici.

Deux épisodes ont, à cet égard, brutalement caractérisé, avant-guerre, l’attitude des éléments mêmes que la défaite devait hisser au pouvoir et que la victoire en précipitera bientôt. Lorsque, ministre de la " prospérité ", André Tardieu établit un vaste plan d’ " outillage national ", il commença par proscrire purement et simplement, de cet équipement d’une France heureuse, tout armement scientifique (plus tard, si je ne me trompe, un repentir de la dernière heure fit inscrire au budget quelques crédits pour les laboratoires ; car, après tout, la Schwerindustrie ne peut ignorer absolument que les techniciens servent à quelque chose ; les bibliothèques par contre continuèrent d’être oubliées ; des " réalistes " ont-ils à se soucier des livres ? et surtout quel besoin les Français trop pauvres pour acheter eux-mêmes des livres auraient-ils de lire ?). Lorsque, ministre de la grande pénitence, Pierre Laval, désireux, avant tout, d’atteindre, par ricochet, les salaires, eu décidé de pratiquer dans les dépenses de la République quelques coupes sombres, on vit, seul entre tous les gouvernements civilisés, le gouvernement français étendre cette épargne aux œuvres de l’intelligence. " Ce qui nous a toujours frappés chez vos gouvernants, me disait naguère un ami norvégien, c’est le peu d’intérêt qu’ils portent aux choses de l’esprit. " Le mot était dur. On voudrait qu’il cessât, à jamais, d’être mérité…

Il nous faudrait donc des ressources nouvelles. Pour nos laboratoires. Pour nos bibliothèques peut-être plus encore, car elles ont été, jusqu’ici, les grandes victimes (bibliothèques savantes ; bibliothèques dites populaires aussi, dont le misérable état, comparé à ce que nous offrent l’Angleterre, l’Amérique, l’Allemagne même, est une des pires hontes de notre pays. Qui a pu sans mélancolie feuilleter le catalogue d’une bibliothèque d’une grande ville, pour ne pas parler des petites et y mesurer l’amenuisement progressif des achats, la décadence de la culture depuis une cinquantaine d’années ? La bourgeoisie dite éclairée ne lit plus guère ; et ceux qui, issus de milieux moins aisés ne demanderaient qu’à lire, les livres ne viennent pas les solliciter). Pour nos entreprises de recherches. Pour nos universités, nos lycées et nos écoles, où il convient que pénètrent l’hygiène et la joie, la jeunesse a le droit de ne plus être confinée entre des murs lépreux, dans l’obscurité de sordides in pace. Il nous en faudra aussi, disons-le sans fausse honte, pour assurer à nos maîtres de tous les degrés une existence non pas luxueuse certes (ce n’est pas une France de luxe que nous rêvons), mais suffisamment dégagée des menues angoisses matérielles, suffisamment protégée contre la nécessité de gagne-pain accessoires pour que ces hommes puissent apporter à leurs tâches d’enseignement ou d’enquête scientifique une âme entièrement libre et un esprit qui n’aura pas cessé de se rafraîchir aux sources vives de l’art ou de la science.

Mais ces indispensables sacrifices seraient vains s’ils ne s’adressaient à un enseignement tout rajeuni.

Un mot, un affreux mot, résume une des tares les plus pernicieuses de notre système actuel : celui de bachotage. C’est certainement dans l’enseignement primaire que le poison a pénétré le moins avant : sans l’avoir, je le crains, tout à fait épargné. L’enseignement secondaire, celui des universités et les grandes écoles en sont tout infectés.

" Bachotage. " Autrement dit : hantise de l’examen et du classement. Pis encore : ce qui devait être simplement un réactif, destiné à éprouver la valeur de l’éducation, devient une fin en soi, vers laquelle s’oriente, dorénavant, l’éducation tout entière. On n’invite plus les enfants ou les étudiants à acquérir les connaissances dont l’examen permettra, tant bien que mal, d’apprécier la solidité. C’est à se préparer à l’examen qu’on les convie. Ainsi un chien savant n’est pas un chien qui sait beaucoup de choses, mais qui a été dressé à donner, par quelques exercices choisis d’avance, l’illusion du savoir. " Vous serez certainement agrégé l’année prochaine, disait naïvement un juge d’agrégation à un de mes étudiants, cette année, vous n’êtes pas encore suffisamment formé au concours. " Durant les vingt dernières années, le mal a fait d’épouvantables ravages. Nos étudiants de licence trébuchent désormais de certificat en certificat. Depuis la révolution nationale, on n’entre plus au barreau sans un examen supplémentaire. Des lycées ont organisé, interrompant pour cela la suite régulière des études, un " pré-baccalauréat ". Dans les librairies médicales de Paris, se vendent, toutes faites, les questions d’internat, qu’il n’y a qu’à apprendre par cœur. Certaines institutions privées ont découpé les programmes sujet par sujet et se vantent d’un sectionnement si juste que la plupart de leurs candidats ne tombent jamais que sur des questions ainsi traitées et corrigées. Du haut en bas de l’échelle, l’attraction des examens futurs exerce son effet. Au grand détriment de leur instruction, parfois de leur santé, d’innombrables enfants suivent trop jeunes des classes conçues originairement pour de plus vieux, parce qu’il faut éviter à tout prix le retard éventuel qui les amènerait plus tard à se heurter aux limites d’âge de telle ou telle grande école. " Tous nos programmes scientifiques d’enseignement secondaire, me disait un physicien, sont conçus en vue de celui de Polytechnique. " Et, dans les lycées ou collèges, les perpétuelles compositions entretiennent moins encore l’émulation, d’ailleurs mal comprise, que l’aptitude au travail hâtif, dont on verra plus tard nos misérables adolescents subir les affres, en pleine canicule, dans des salles surchauffées.

Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’insister sur les inconvénients intellectuels d’une pareille manie examinatoire. Mais ses conséquences morales, les a-t-on toujours assez clairement vues : la crainte de toute initiative, chez les maîtres comme chez les élèves ; la négation de toute libre curiosité ; le culte du succès substitué au goût de la connaissance ; une sorte de tremblement perpétuel et de hargne, là où devrait au contraire régner la libre joie d’entreprendre ; la foi dans la chance (car ces examens, quelle que puisse être la conscience des examinateurs, demeurent, par nature, hasardeux : qu’on veuille bien se souvenir de la curieuse et terrible enquête de Piéron et Laugier, si savamment étouffée par les chefs de l’Université : d’un correcteur à l’autre, d’un jour à l’autre, elle a révélé des plus inquiétantes variations dans les notes) ; enfin, mal encore infiniment plus grave, la foi dans la fraude ? Car on " copie " dans nos classes, au jour des compositions, on copie dans nos salles d’examen, on copie beaucoup plus fréquemment et avec beaucoup plus de succès que les autorités ne veulent officiellement l’avouer. Certes, je le sais, il subsiste, Dieu merci ! des âmes probes. Je consens même qu’elles soient nombreuses. Elles y ont du mérite. " Faut-il que tu aies bien copié " : ainsi un élève de ma connaissance, qui venait d’être premier et l’avait été honnêtement s’entendait interpeller, sur un ton d’atroce admiration, par un de ses camarades. Est-ce dans cette atmosphère qu’on forme une jeunesse ?

J’ai dit que je ne pouvais présenter ici un programme détaillé de réforme. Il sera délicat à établir. Certaines condamnations à mort s’imposent. Qui croit encore au baccalauréat, à la valeur de choix, à l’efficacité intellectuelle de cette aléatoire forcerie ? Bien entendu, divers procédés de sélection demeureront, cependant, nécessaires ; mais plus rationnellement conçus et en nombre désormais suffisamment restreint pour que la vie de l’écolier ou de l’étudiant cesse d’être enfermée dans une obsédante répétition d’épreuves. je me contenterai, pour l’instant, d’une suggestion très simple de d’application dès l’abord aisée.

J’ai, comme tous mes collègues, corrigé des copies, interrogé des candidats. Comme tous, je me reconnais sujet à l’erreur. M’arrive-t-il cependant de confondre une très bonne épreuve avec une très mauvaise, ou même avec une épreuve moyenne ? Assez rarement, je pense. Mais, lorsque je vois un examinateur décider que telle ou telle copie d’histoire par exemple ou de philosophie ou même de mathématiques, cotée sur 20 vaut 13 1/4 et telle autre 13 1/2, je ne puis en toute déférence m’empêcher de crier à la mauvaise plaisanterie. De quelle balance de précision l’homme dispose-t-il donc qu’il lui permette de mesurer avec une approximation de 1,2% la valeur d’un exposé historique ou d’une discussion mathématique ? Nous demandons instamment que — selon l’exemple de plusieurs pays étrangers — l’échelle des notes soit uniformément et impérieusement ramenée à cinq grandes catégories : 1 ou " très mauvais ", 2 ou " mauvais ", 3 qui sera " passable ", 4 qui voudra dire " bien ", 5 qui voudra dire " très bien " (non " parfait ", qu’interdit l’infirmité humaine). Cela du moins partout où les ex æquo sont sans inconvénients. Il faudra faire étudier à un mathématicien le problème des concours à places limitées. Mais là encore, il doit être possible de se garder de raffinements trop poussés, dont l’absurdité ne nous échappe que par suite d’une trop longue accoutumance. Tout vaut mieux qu’une sottise, qui se prolonge en injustice.

Mais l’abus des examens n’est peut-être, à son tour, qu’un des signes de déformations plus profondes. Là encore, je parlerai peu de l’école primaire. Autant que je la connaisse — car j’ai avec elle, je l’avoue, moins de familiarité qu’avec le Lycée et l’Université — elle n’est pas sans défauts. Elle me paraît, cependant, beaucoup moins mal adaptée à ses fins que ne le sont, pour leur part, les établissements des deux autres degrés. Les erreurs des enseignements secondaire et supérieur sont patentes. Elles peuvent s’exprimer brièvement comme il suit.

L’enseignement supérieur a été dévoré par les écoles spéciales, du type napoléonien. Les Facultés même ne méritent guère d’autre nom que celui-là. Qu’est-ce qu’une Faculté des Lettres, sinon, avant tout, une usine à fabriquer des professeurs, comme Polytechnique une usine à fabriquer des ingénieurs ou des artilleurs ? D’où deux résultats également déplorables. Le premier est que nous préparons mal à la recherche scientifique ; que, par suite, cette recherche chez nous périclite. Interrogez à ce sujet un médecin, par exemple, ou un historien ; s’ils sont sincères leurs réponses ne différeront guère. Par là, soit dit en passant, notre rayonnement international a été gravement atteint : en beaucoup de matières, les étudiants étrangers ont cessé de venir chez nous, parce que nos universités ne leur offrent plus qu’une préparation à des examens professionnels, sans intérêt pour eux. D’autre part, à nos groupes dirigeants, trop tôt spécialisés, nous ne donnons pas la culture générale élevée, faute de laquelle tout homme d’action ne sera jamais qu’un contremaître. Nous formons des chefs d’entreprise qui, bons techniciens, je veux le croire, sont sans connaissance réelle des problèmes humains ; des politiques qui ignorent le monde ; des administrateurs qui ont l’horreur du neuf. À aucun nous n’apprenons le sens critique, auquel seuls (car ici se rejoignent les deux conséquences à l’instant signalées) le spectacle et l’usage de la libre recherche pourraient dresser les cerveaux. Enfin, nous créons, volontairement, de petites sociétés fermées où se développe l’esprit de corps, qui ne favorise ni la largeur d’esprit ni l’esprit du citoyen.

Le remède ? Une fois de plus, il faut, dans ce premier schéma, renoncer au détail. Disons seulement, en deux mots, que nous demandons la reconstitution de vraies universités, divisées désormais, non en rigides facultés qui se prennent pour des patries, mais en souples groupements de disciplines ; puis, concurremment avec cette grande réforme, l’abolition des écoles spéciales. À leur place, quelques instituts d’application technique permettant la préparation dernière à certaines carrières : après, toutefois, un passage obligatoire dans les universités. Pour achever la formation particulière d’une certaine catégorie d’ingénieurs, l’École des ponts et chaussées, par exemple, est indispensable ; affaire d’Université, la préparation scientifique générale n’a pas de raison d’être donnée dans une école entre cloisons étanches, comme Polytechnique.

Aussi bien deux exemples, qu’on empruntera impartialement à nos deux moments opposés de notre histoire politique, feront sans doute saisir, mieux que de longs discours, la routine avec laquelle on voudrait rompre et l’orientation nouvelle qu’on voudrait adopter.

Nous avons vu naguère le Front Populaire se proposer de briser le quasi-monopole des Sciences politiques, comme pépinière de notre haute administration. Politiquement, l’idée était saine. Un régime a toujours le droit de ne pas recruter ses serviteurs dans un milieu, dont les traditions lui sont presque unanimement hostiles. Mais qu’imaginèrent alors les hommes au gouvernement ? Ils auraient pu songer à instituer un grand concours d’administration civile, analogue à l’admirable concours du Civil Service britannique : comme lui, fondé avant tout sur des épreuves de culture générale et laissant, grâce à un libre jeu d’options, une grande part aux curiosités individuelles ; comme lui, enfin, préparé dans des universités d’esprit élargi. Ils préférèrent tracer le plan d’une nouvelle école spéciale : une autre École des Sciences politiques, encore un peu mieux close que sa rivale…

Le régime de Vichy a supprimé les Écoles normales. Mesure principalement politique, sans aucun doute. Nul ne saurait se laisser tromper par les absurdes griefs qui lui servirent de masque. Aux instituteurs, les Écoles normales donnaient, elles leur donneront sans doute de nouveau, une instruction générale et une formation technique également solides. On accordera, cependant, qu’au sortir de ces établissements, forcément un peu repliés sur eux-mêmes et de programme nécessairement rigide, il ne serait sans doute pas, pour de jeunes esprits, inutile de prendre contact avec des milieux étudiants plus variés, de même qu’avec des formes d’enseignement plus critiques et plus souples. Remplacer l’École normale par un passage dans des lycées, comme l’a voulu Vichy, est un non-sens. Les futurs maîtres y apprennent moins bien ce qu’on leur enseignait mieux dans l’ancienne École. Mais je les verrai volontiers, pour ma part, une fois les Écoles normales rétablies, achever leur cycle d’études par un an de travail très libre dans les universités.

Depuis quelques décades, l’enseignement secondaire est en perpétuel remaniement. Sans doute, les grotesques incohérences des trois dernières années ne dénoncent-elles rien d’autre que l’incapacité foncière du régime à rien créer ni coordonner. Mais le déséquilibre est plus ancien. Il répond à des causes profondes. L’ancien système humaniste a vécu. Il n’a pas été remplacé. D’où un malaise aigu, qui se traduit de bien des façons. Il y a toujours eu de mauvais élèves qui devenaient, plus tard, des hommes instruits et cultivés. Je ne crois pas me tromper en disant que le cas a, de nos jours, tout à fait cessé d’être exceptionnel. Alors qu’inversement, beaucoup de prétendus bons élèves n’ouvriront plus jamais un livre. À la vérité, en ont-ils jamais ouvert, durant leurs classes, d’autres que leurs " morceaux choisis " ? Aussi bien, la désaffection qui enveloppe l’enseignement chez les jeunes n’est pas niable. Je suis un assez vieil homme pour m’en souvenir : il y a une quarantaine d’années, on allait au lycée avec plus de plaisir ; on le quittait avec moins de joie. Le succès du mouvement " éclaireur " s’explique par bien des raisons. Dans le nombre, figure, soyons-en sûr, au premier rang, l’échec de l’éducation officielle. Au milieu de sa meute ou de sa patrouille, l’enfant trouve ce que lui apporte de moins en moins le lycée ou le collège : meilleur esprit d’équipe, des chefs plus près de lui, des " Centres d’intérêt " mieux faits pour séduire et fixer la spontanéité d’une fraîche intelligence.

Plutôt que de développer ces critiques, il vaudra mieux, sans doute, indiquer sommairement ce que nous souhaitons.

Nous demandons un enseignement secondaire très largement ouvert. Son rôle est de former des élites, sans acception d’origine ou de fortune. Du moment donc qu’il doit cesser d’être (ou de redevenir) un enseignement de classe, une sélection s’imposera. un examen d’entrée demeurera probablement nécessaire ; il le faudra très simple et adapté à l’enfance : un test d’intelligence plutôt qu’une épreuve de connaissances… ou de perroquetage. Des examens de passage subsisteront. Mais non d’année en année. C’est méconnaître toute la psychologie de la croissance — disons mieux c’est nier la physiologie — que de prétendre juger un enfant ou un adolescent sur le travail d’une dizaine de mois. Quels mois, parfois, dans son développement !

Nous demandons une discipline plus accueillante, dans des classes moins nombreuses ; une discipline exercée par des maîtres et des administrateurs auxquels auront été enseignés au moins les grands principes de cette psychophysiologie, dont je rappelais tout à l’heure l’existence ; que les instituteurs apprennent ; qu’un professeur d’enseignement secondaire a actuellement le droit (il ne s’en prive pas toujours !) d’ignorer radicalement. Au lieu de chercher à plier l’enfant à un régime implacablement uniforme, on s’attachera à cultiver ses goûts, voire ses " marottes ". Il y avait une grande fécondité dans l’idée des loisirs dirigés que, sous le nom d’éducation générale, Vichy s’est annexée, en la déformant. Il conviendra de la reprendre, à l’aide d’un personnel jeune. L’éducation physique aura sa large part. Étrangère à tout excès ridicule, à toute admiration béate ou malsaine pour un athlétisme d’exception, elle sera, simplement, ce qu’elle doit être : un moyen de fortifier le corps, donc le cerveau ; un appel à l’esprit d’équipe et de loyauté.

Nous demandons une très souple liberté d’option dans les matières d’enseignement : liberté désormais d’autant plus aisée que la suppression du carcan des examens doit permettre une grande variété d’initiative. se rend-on bien compte que, par la faute du baccalauréat, la France est actuellement un des rares pays où toute l’expérimentation pédagogique, toute nouveauté qui ne s’élève pas immédiatement à l’universel, se trouve particulièrement interdite ? Le latin universellement obligatoire est une absurdité ; de même l’uniformité d’un programme mathématique trop poussé, auquel certains esprits, qu’il faut peut-être plaindre, mais non condamner, se révèlent par nature rebelles. Nous ne nous proposons d’ailleurs nullement de rejeter la tradition humaniste. Sous préjudice, cela va de soi, des langues vivantes, le latin continuera d’être enseigné. Sa connaissance est indispensable à toute discipline de caractère historique. Elle ouvre l’accès d’une littérature dont les résonances sont loin d’être éteintes. Surtout, l’apprentissage d’une langue de caractère synthétique est, pour l’intelligence, une gymnastique à peu près irremplaçable. Mais pour que cette étude porte ses fruits, il faut qu’elle soit sérieuse, partant qu’un nombre d’heures suffisant lui soit consacré. Plutôt qu’un latin maladroitement ânonné, comme on le voit trop souvent aujourd’hui, mieux vaudrait pas de latin du tout ; avant toute chose, il faut dans l’éducation fuir l’à-peu-près. C’est pourquoi, malgré l’admirable valeur esthétique et intellectuelle du grec, je crains fort qu’il ne puisse être maintenu, sinon par exception : une once de latin, quelques grains de grec… je préfère bon poids du premier. Au reste, on n’aura pas la fausse vergogne des traductions. Aucun élève ne devrait sortir du lycée sans avoir pris contact avec les grandes œuvres antiques. Il est cent fois préférable d’avoir lu, en traduction, L’Odyssée ou L’Orestie tout entière que de s’être contenté d’en expliquer péniblement, dans le texte, deux ou trois douzaines de vers. Un magistrat du XVIIIe siècle, raconte Tallemant des Réaux, comme son fils, élève chez les jésuites, lui demandait de lui faire parvenir une Légende dorée, lui envoya, à la place, le Plutarque d’Amyot : " Mon fils, lui écrivait-il, voilà la vie des saints telle que la lisent les honnêtes gens. " Je laisse à ce parlementaire son jugement sur l’hagiographie. Qui ne souscrirait à celui qu’il portait sur les lettres grecques, même connues, comme chez Amyot, à travers un vêtement français ?

Nous demandons que l’éducation scientifique, que nous souhaitons étendue et profonde, laisse résolument tomber ce qui n’est que matière d’apprentissage technique. L’enseignement secondaire a pour objet de former des esprits ; non, par avance, des ingénieurs, des chimistes ou des arpenteurs. Ceux-là trouveront, plus tard et ailleurs, les écoles qu’il leur faut. Nous voudrions que, surtout jusqu’à quatorze ou quinze ans, une place fût faite aux disciplines d’observation, parmi lesquelles la botanique, pratiquée sur le terrain, semble appelée à tenir un rôle prééminent. Nous prions les mathématiciens de se souvenir que l’enseignement secondaire, la géométrie par exemple, a sa place beaucoup moins comme accumulation de connaissances (dont un grand nombre, par la suite, deviendront inutiles au commun des élèves) que comme un merveilleux instrument à aiguiser le raisonnement. Nous pensons que des allègements sérieux peuvent être apportés à des programmes comme celui de la chimie, où la masse des faits est excessive.

Nous demandons que par un enseignement historique et géographique largement conçu — j’ajouterais volontiers, pour l’histoire au moins, totalement refondu — on s’attache à donner à nos jeunes une image véridique et compréhensive du monde. Gardons-nous de réduire l’histoire, comme on a eu tendance à le faire ces dernières années, aux événements purement politiques d’une Europe, dans le temps, toute proche de nous. Le passé lointain inspire le sens et le respect des différences entre les hommes, en même temps qu’il affine la sensibilité à la poésie des destinées humaines. Dans le présent même, il importe bien davantage à un futur citoyen français de se faire une juste image des civilisations de l’Inde ou de la Chine que de connaître, sur le bout du doigt, la suite des mesures par où " l’Empire autoritaire " se mua, dit-on, en " Empire libéral ". Là encore, comme dans les sciences physiques, un choix neuf s’impose.

En résumé, nous demandons, d’un bout à l’autre, une révision raisonnée des valeurs. La tradition française, incorporée dans un long destin pédagogique, nous est chère. Nous entendons en conserver les biens les plus précieux : son goût de l’humain ; son respect de la spontanéité spirituelle et de la liberté ; la continuité des formes d’art et de pensée qui sont le climat même de notre esprit. Mais nous savons que, pour lui être vraiment fidèles, elle nous commande elle-même de la prolonger vers l’avenir.