Reproduction de la reproduction :
massification, démocratisation, démographisation

Louis Chauvel
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Faute de concevoir les principes fondamentaux qui devraient présider aux les réformes, les croyances savantes peuvent guider pendant des décennies la fuite en avant des politiques publiques. " La prolongation de la scolarité pour tous les enfants, la proportion croissante de jeunes qui accèdent à l’enseignement du second degré, devraient favoriser la mobilité sociale. Plus la collectivité dépense pour l’instruction des jeunes, plus ceux-ci ont des chances de sortir de leur milieu d’origine " (1).

Au lendemain de 1968, une certaine sociologie consensuelle, plus en ligne avec les pouvoirs officiels que celle de Bourdieu et Passeron, posait ainsi l’hypothèse sans démonstration d’un lien mécanique entre croissance de la scolarité et mobilité sociale. Trente ans après, cette vision continue de structurer une conception généreuse autant que simpliste : " la sélection sociale des enfants des classes populaires et de ceux de la bourgeoisie se fait au niveau du lycée ; ouvrons donc le lycée, et il n’y aura plus de sélectivité sociale " (2). Derrière cette idée, de nombreuses questions ont été escamotées, plus dérangeantes pour l’ordre social.

Une réflexion plus radicale montre qu’à l’évidence, la croissance scolaire ne doit tenir lieu de politique unique. Aujourd’hui, nous devons revenir non seulement sur les conséquences d’un demi siècle de changements qui ont modifié la nature des inégalités scolaires, et non pas leur intensité, mais aussi sur les problèmes suscités par l’absence de planification et de réflexion.

Si nous voulons dépasser ce constat, nous devons en revenir aux finalités, pour concevoir un projet nouveau, qui ne mette pas la sélection des élèves au cœur de l’école.

Deux générations, deux écoles

Tout au long de la seconde moitié du vingtième siècle, l’histoire de l’école semble se confondre avec celle de la croissance des effectifs : en 1950, seule une moitié seulement des élèves prolongeait ses études au-delà de l’âge de 14 ans et demi ; en 1999, la moitié des jeunes prolonge son cursus après 21 ans. Le résultat central consiste en un accroissement de 7 années de la scolarité, correspondant à une augmentation de 5 millions de la population scolarisée. Alors que naguère les jeunes bacheliers représentaient moins de 15 % de leur génération, le titre est conquis par 62 % des dernières classes d’âge. C’est là une progression numérique fabuleuse.

Impitoyablement, dans le système scolaire des années cinquante, dès leur entrée au collège, les enfants étaient triés entre ceux destinés à des études indigentes et les autres, qui pouvaient espérer l’accès au lycée, façonnant alors une fraction de futurs bacheliers, élite destinée à former le corps des " citoyens éclairés ", au dessus de la masse d’un point de vue politique, intellectuel, culturel, social, économique, c’est-à-dire à tous points de vue. Le système d’alors pratiquait l’excellence par le vide, en écartant les publics indésirables : en moyenne, les ouvriers nés entre 1935 et 1940 ont cessé leurs études vers l’âge de 14 ans, et pour moitié, ils ne disposaient d’aucun diplôme. Un autre destin les attendait précocement, la " vie active ", dans les ateliers ou ailleurs.

Néanmoins, le plein emploi retrouvé après la Libération ouvrait aux jeunes travailleurs des espoirs qui furent en partie réalisés, mais maintenant oubliés : la perspective d’un monde en progrès, de classes populaires intégrées, au pouvoir d’achat croissant, conscientes de leur utilité sociale, en lutte politique active. La certitude surtout que leurs enfants allaient connaître une vie meilleure. Un monde bien différent du nôtre, aujourd’hui.

Evidemment, c’était aussi une situation idéale pour gérer les différences de classes : 65 % des enfants de cadre devenaient bacheliers, et 6 % des enfants d’ouvriers. Le Latin, Racine ou la fonction logarithmique étaient réservés aux publics pour qui c’était là " naturellement " l’horizon de la conscience. Le lycée n’avait pas à apporter les lumières du savoir aux classes populaires : chacun à sa place.

Aujourd’hui, le collège est apparemment indifférencié et le lycée quasiment ouvert à tous — même si le tiers d’une génération en sort sans baccalauréat — et à l’âge de 18 ans, 86 % de la génération est encore scolarisée. A l’aune des critères d’hier, la démocratisation est bien avancée, en apparence : le baccalauréat, hier le diplôme des élites bourgeoises, est obtenu par deux enfants sur trois, c’est-à-dire par 90 % des enfants de cadre et par 45 % des enfants d’ouvriers. Le système scolaire doit donc accueillir des populations nouvelles : il est ouvert " au tout venant ", à la " masse ".

Massification, face obscure de la démocratisation

Cette " massification " correspond pour l’essentiel au passage d’un système lycéen d’élite classique, constitué d’établissements vénérables en centre ville bourgeois ou de périphéries huppées, à un système contemporain, où sont venus s’adjoindre d’autres lycées, plus périphériques, dont la construction post-1955 est clairement corrélée à l’entrée de nouveaux publics.

La massification modifie tout, notamment les perpectives des nouvelles générations d’enseignants du secondaire, certifiés ou agrégés : les anciens, aristocratie de l’enseignement, nettement distincts de la masse des instituteurs, accédaient rapidement aux lycées de centre ville, où les enfants de la bourgeoisie les attendaient sagement. Pour les nouveaux enseignants, la perspective la plus probable est désormais de travailler des années durant dans le nouveau lycée et de connaître la confrontation avec les nouveaux lycéens.

Les illettrés, les " sauvageons " et les barbares doivent maintenant apprendre Camus et les fonctions exponentielles, alors qu’il était si simple, naguère, de les exclure, hors de l’école. Maintenant, les exclus sont dedans, et il faut bien s’en occuper. Une perspective horrible pour les nouvelles générations d’enseignants, survivants d’une concurrence effroyable pour les places dans une fonction publique aux recrutements malthusiens.

La massification est une notion bien éloignée de celle de " démocratisation ". Elle n’est pas l’avènement du pouvoir et de la responsabilité du peuple citoyen dans l’école, mais le passage, au moins dans les mentalités, du lycée artisanal aux lycées à la chaîne, produisant en masse des bacheliers dont beaucoup n’accéderont pas même aux classes moyennes, particulièrement dans les établissements et les filières de relégation. Aux uns les bons lycées reconnus au niveau national permettant l’accès aux filières d’excellence du supérieur, aux autres une inclusion factice dans des établissements défavorisés qui ne partagent que le nom de lycée avec les 20 établissements munis de classes préparatoires d’excellence - au sein des 3500 lycées français - qui à eux seuls produisent 80 % des élèves de grandes écoles de premier rang. En entrant dans la carrière, les bacheliers massifiés ne trouvent guère que la poussière du statut de leurs aînés, le chômage, lui aussi de masse, bouchant bien des perspectives. En 1970, le taux de chômage des sans-diplômes de moins de 25 ans était de 2,4 %, alors que, en 1998, il est de 44,5 % et de 22,4 % pour les bacheliers. Le baccalauréat, " rempart contre le chômage ", est une digue dont l’étanchéité pose problème.

D’où l’idée plus exacte d’une " démographisation " : " démocratisation " sans pouvoir sinon celui des apparences numériquement objectivées des courbes de croissance régulièrement ascendantes jusqu'à la saturation du fatidique 100 %, objectif ultime de la " massification totale ", masquant en vérité le défaut de réflexion d’ensemble. Elle n’a porté, en définitive, ni sur les objectifs de long terme, ni sur les moyens financiers, ni sur ceux, organisationnels et pédagogiques, nécessaires à la remise en cause d’un processus social central assumé par l’école — la reproduction des inégalités —, ni, non plus, sur l’ensemble des missions centrales de l’école. Seul le nombre fut géré. Mais il le fut en définitive fort mal.

L’école sans perspective de long terme

Il serait faux de croire que la croissance scolaire fut le résultat d’une programmation linéaire, progressive, réfléchie sur le long terme. En réalité, la politique scolaire française possède une spécificité, celle d’emballements brutaux qui suivent de longues périodes d’incurie (3) : les générations nées autour de 1945, qui ont connu le lycée dans les années soixante, ont vu doubler la proportion de bacheliers par rapport à leurs aînés de 10 ans ; les générations suivantes, au lycée entre 1969 et 1987, ont renoué avec la croissance lente ; une seconde explosion s’ensuit, la génération 1974 comptant deux fois plus de bacheliers que celle née en 1964. Depuis trois ans, on assiste à un net freinage.

Les phases d’expansion font généralement suite à des périodes de stagnation, mais, faute de planification, elles les suscitent aussi : faire passer depuis 1987 la population scolarisée de plus de 18 ans de 1,4 millions à 2,8 millions, c’est produire une accélération extrême dont il ne peut résulter qu’un freinage, d’où une croissance irrégulière.

Selon certains, pour expliquer ces variations, il faudrait comprendre les " bonnes raisons " qu’ont les jeunes et leur famille de poursuivre les études : le chômage de masse, concentré sur les moins diplômés, pourrait accroître la demande scolaire. Cette idée est répandue, mais mal fondée : si le chômage était la cause efficiente, l’expansion scolaire aurait dû avoir lieu dès 1975. Au contraire, la période 1985-1990 aurait dû être marquée par la stagnation, le taux de chômage des jeunes sortis depuis moins de trois ans passant alors de 45,7 % à 19,7 %. Depuis 1994, les effectifs universitaires stagnent alors que le taux de chômage est remonté à près de 40 % depuis 1994. La cause efficiente se trouve ailleurs, clairement : lorsque l’Etat construit, recrute des enseignants, attribue des allocations, crée des filières nouvelles. Ne rien faire implique alors la stagnation, ce à quoi sont parvenus les gouvernements qui se sont succédés depuis 1993. Les " bonnes raisons " ont ici un nom : " volonté de la puissance publique ", vis-à-vis de laquelle la demande sociale s’adapte peu ou prou.

Cette croissance convulsive n’est peut-être pas sans poser problème, à long terme : en l’absence de tradition de formation continue diplômante au cours de la vie adulte, l’âge de fin d’études marque pour la vie le niveau scolaire d’une génération. A peu d’années de distance, certaines vont disposer de bons atouts et d’autres non, pour n’être pas nées la bonne année. Elle implique aussi des fractures brutales dans la correspondance entre niveau de scolarité et valeur sociale des titres scolaires. Les jeunes ouvriers recrutés ces trois dernières années ont un âge moyen de fin d’études de 20 ans, deux de plus que les jeunes ouvriers de la dernière décennie, six de plus que les ouvriers ayant quitté l’école en 1950, autant que la moyenne des cadres partant aujourd’hui en retraite ! Il est possible de décréter que 80 % d’une génération ira au niveau du bac, mais plus difficile de poser que 80 % seront cadres. Le surcroît de croissance scolaire que la structure sociale ne pourra assimiler produira la dévalorisation sociale des titres. Ces jeux d’accordéon posent aussi d’immenses problèmes de recrutement d’enseignants, la tentation étant forte alors de recourir à la " croissance de la productivité apparente " — entendre : former plus d’étudiants avec moins d’enseignants.

Depuis quatre ans, nous renouons avec un régime de croissance lente de la scolarisation. Tout nous y porte et les recettes d’hier reviennent à la mode. Des projets de réforme proches de ceux qui suivirent l’expansion des années soixante semblent émerger. La réforme des universités de 1970 d’Edgar Faure a donné lieu, au-delà de l’éclatement des établissements, à l’allongement des carrières scolaires, en inventant la maîtrise, couronnant la licence, titre final des études prédoctorales pouvant jusqu’alors s’obtenir deux ans après le baccalauréat. L’effet malthusien en fut déterminant : les étudiants plus tangents, ou peu sûrs de tenir pendant quatre ans après leur bac, se sont retirés. La proposition Attali pour l’Université du XXIe siècle, sous le format du 3/5/8, semble relever de la même logique, où les nouveaux entrants devront être sûrs de disposer de 3 ans pour obtenir le titre validant le nouveau premier cycle (devenu " niveau "), et deux années encore pour la nouvelle " maîtrise " (au niveau de l’actuel DEA). Ouvrir le même niveau en plus d’années offre l’avantage à ceux disposant des moyens d’attendre : aux enfants des catégories supérieures. Bégaiement ? Sans planification, de telles erreurs s’engendrent d’elles-mêmes.

Les cinq inégalités scolaires

Un processus essentiel du système est resté à l’écart du champ des décisions publiques, même s’il est au centre des discussions sociologiques comme politiques sur le rôle de l’école : la question des inégalités des chances à la naissance entre les enfants des différentes classes sociales. Malgré la massification, elles se sont maintenues. Pour la génération 1930, le dixième le plus diplômé dépassait le baccalauréat ; 52,2 % des enfants de cadre y parvenaient, et 3,6 % des enfants d’ouvrier. Pour la génération 1960, le dixième supérieur correspond aux études de deuxième cycle universitaire ou plus, soit 36,9 % des enfants de cadre et 3,2 % des ouvriers. Les chances d’accès des enfants de cadre ont décru, mais celles des ouvriers aussi : les catégories mieux dotées à la naissance sont plus nombreuses, maintenant, et la concurrence plus âpre, pour tous. Hier, naître dans un berceau de cadre plutôt que d’ouvrier donnait 14 fois plus de chances d’arriver au sein de cette élite. Maintenant, le rapport " n’est plus que " de 11. Au Canada, où l’on dispose de mesures relativement proches, le rapport n’est que de 1 à 5. Ici, les inégalités ont baissé, significativement d’un point de vue statistique, mais de façon insignifiante, socialement. Faudrait-il un siècle encore de cette tendance pour assurer l’égalité des chances ? L’âge de fin d’études médian sera-t-il de 35 ans ?

Ces inégalités à la naissance remettent en question le rôle de l’école. Si les origines sociales déterminent à ce point les chances de succès scolaire, l’école ne peut être vue comme donnant des armes égales aux enfants de toute origine pour affronter les épreuves scolaires. La famille reste alors la meilleure école de la République... Pourtant, dire cela, et seulement cela, c’est omettre l’existence de quatre autres formes sous-jacentes d’inégalités scolaires. Les oublier est le meilleur moyen, en fait, de reproduire la reproduction.

Inégalités d’exclusion externe :

Le propre de la sélection scolaire est d’exclure de certains niveaux de scolarité une partie de la population, d’où une inégalité entre inclus et exclus. La massification implique une réduction continue des inégalités d’exclusion externe : des niveaux ouverts naguère à une minorité se généralisent. Pourtant, contrairement à l’idée de Raymond Aron, cette réduction peut ne rien changer aux inégalités dans leur ensemble, si elles se reconstituent ailleurs : si le baccalauréat prend le rôle du certificat d’études du début du XXe siècle, et si les grandes écoles celui de filtre de l’excellence naguère dévolu au baccalauréat, rien n’est vraiment changé. Le prolongement pour tous peut dissimuler la conservation des autres inégalités.

Inégalités d’exclusion interne :

Une forme pernicieuse de l’exclusion est de produire l’illusion que les exclus sont intégrés. En effet, il est possible de donner, sous l’apparence d’un même niveau scolaire, des titres de valeur sociale inégale, comme le bac + 5 du polytechnicien et du titulaire d’un DEA de socio. De même, du bac professionnel au bac général, la différence n’est pas anecdotique. La gradation des filières implique des inégalités sous-jacentes souvent radicales. Plus encore, au sein d’une même filière, les différences entre établissements marquent des inégalités subtiles, les exclus du système pouvant avoir l’impression d’être à égalité avec les autres. L’élève de terminale S du lycée Jacques Brel de la Courneuve croit qu’il est au lycée, et son camarade de Louis-le-Grand, aussi, mais ce ne sont pas les mêmes.

Inégalités de répartition :

Si les exclus de l’école voient s’allonger leur scolarité, les mieux nantis peuvent aussi bénéficier de prolongations, plus amples encore, au point d’accroître l’intensité des inégalités de répartition scolaire. Elles peuvent se lire à l’écart entre les premiers et les derniers sortis du système.

Entre la base et le sommet de la pyramide scolaire, la distance n’est pas donnée pour toujours. En effet, en 1950, entre le premier dixième des sortants et le dernier, l’écart n’était que de 6 ans. Aujourd’hui, les uns sortent à 17 ans et les autres à 26 ans : l’écart s’est creusé encore de 3 ans. La pyramide scolaire s’allonge, faute de réflexion sur un minimum scolaire ambitieux, volontariste, et fondé sur l’investissement de moyens en direction des plus démunis, de façon à amoindrir l’écart entre les premiers et les derniers. La question est bien celle d’un maximin rawlsien appliqué à l’école, ce que d’autres appellent un SMIC scolaire, à savoir certifier un niveau minimal volontariste et produire des efforts spécifiques vers les moins dotés de façon à ce que ces connaissances de base soient universellement partagées. On a fait tout le contraire, dans un laissez-faire propice à ceux qui disposaient déjà des meilleures ressources. La création des ZEP apparaît alors comme une action isolée de discrimination positive, mais elle n’a visiblement pas suffi à réduire l’écart se creusant entre la cime et l’abîme.

Inégalités de destin après l’école :

L’ensemble des inégalités scolaires serait sans grande importance si les carrières professionnelles fonctionnaient sous la forme d’une seconde chance. Le modèle français fonctionne aux antipodes de celui-là : dès l’âge de vingt ans, après le baccalauréat et les concours d’entrée dans les grandes écoles, les jeux sont faits, pour toujours. Les positions scolaires obtenues conditionnent le niveau d’entrée dans la hiérarchie sociale, et le reste de la carrière en dépend rigidement, faute de formation continue et de modèle de promotion des catégories populaires. Ce fonctionnement touche l’ensemble des sphères de l’existence : l’accès à la culture, à l’expression politique, le beau mariage, etc. tout un ensemble de caractéristiques distinguent une élite marquée scolairement dès l’âge de 20 ans, sans grand brassage ultérieur des cartes, bien au contraire. Pour les derniers des derniers d’aujourd’hui, ceux qui cessent leurs études à l’âge de 20 ans ou avant, la perspective de destin est la même que pour ceux, nés cinquante ans avant, mais sortis à l’âge de 14 ans. Le niveau a monté, mais la ligne de flottaison aussi.

 

L’oubli de ces formes d’inégalité fait de l’école d’aujourd’hui, au même titre que celle d’hier, l’institution de triage social et de reproduction. Malgré la massification, d’où une réduction des inégalités d’exclusion externe, les inégalités de répartition se sont accrues. La fonction de triage du lycée de naguère est dissimulée maintenant par une diversification des filières et des établissements du secondaire, entre l’" excellence " et le " déchet ", et repoussée dans l’enseignement supérieur. Les inégalités de destin après l’école sont maintenues, voire amplifiées du fait de l’émergence du chômage de masse surconcentré sur les moins diplômés. L’intensité du processus reproductif, malgré les révolutions sociales et scolaires des cinquante dernières années, n’est qu’à peine diminuée (4).

Derrière la " démographisation " du lycée, d’autres inégalités aussi criantes se sont développées, un peu comme si chaque pas avait été contré par la force d’inertie des inégalités, au gré du contournement de la carte scolaire, de l’usage stratégique des filières, de la prolongation plus que proportionnelle des études des plus favorisés, etc. Du point de vue du projet démocratique de l’école, la " démographisation ", la croissance numérique sans moyens idoines, fut une fuite en avant dissimulant la réflexion sur les principes fondamentaux. Il faut y revenir, maintenant.

Vraies et fausses finalités de l’école massifiée

L’école a trois finalités essentielles : une première, intellectuelle, de diffusion du savoir (elle peut être aussi pratique, lorsqu’on a en vue le savoir-faire), une deuxième, sociale, de rangement et de classement des enfants d’une génération pour les positionner dans la pyramide sociale des qualifications reconnues par l’école, une troisième, civique, d’apprentissage critique de la responsabilité politique et de socialisation en vue du vivre ensemble. Si la première finalité est présentée, en apparence, comme le but ultime, la deuxième est, en réalité, centrale dans le système actuel, alors que la troisième apparaît peu ou prou comme une option subsidiaire. Cet ordre des choses a rendu impossible, jusqu'à présent, le projet d’une école démocratique.

Malgré l’affirmation d’un projet scolaire de diffusion du savoir " à tous ", l’un des exercices principaux dans l’école est le suivi d’un programme donnant lieu à la préparation d’épreuves d’évaluation débouchant, au long de la carrière scolaire, sur un classement et une séparation de la crème, du bon grain et de l’ivraie. La conséquence en est la formation d’une élite de survivants d’une série de processus sélectifs, à qui sera réservée la diffusion du savoir, et d’une masse d’exclus de la reconnaissance scolaire, qui ont trébuché à une étape ou une autre de la voie royale, relégués dans des cursus dévalorisés en pénurie perpétuelle. Voilà comment une classe de privilégiés, survivants d’un système malthusien, peut assurer sa domination sociale, politique, économique et de tout ordre, en se posant, sous les bons auspices de l’institution scolaire, comme le résultat d’une mise à l’épreuve d’une intelligence posée comme naturellement supérieure. Si 1,8 % des élèves de l’ENS et 0,8 % de ceux de l’X sont d’origine ouvrière (contre 41 % pour l’ensemble des jeunes de leur génération), l’épreuve d’intelligence ressemble aussi, beaucoup, à un rapport social d’une intensité indicible : les plus doués sont aussi les plus dotés. On peut croire que l’élite est le résultat positif du processus de sélection, alors qu’en fait, la masse exclue des systèmes valorisés n’est jamais que le résidu négatif majoritaire. Ainsi, la concentration des moyens scolaires sur quelques-uns va de pair avec la privation de la masse des autres. Ne voir que l’excellence est une perception optimiste des choses, mais elle ignore ce qu’elle implique inévitablement : le coût humain du " déchet " laissé sur la voie de la sélection.

C’est alors avec une surprise feinte que les évaluateurs découvrent au sein de la population adulte une masse d’illettrés du quotidien ; que l’école continue de laisser 10 % des élèves sans diplôme ; que le niveau de connaissance des élèves les moins favorisés n’a guère progressé en 15 ans, contrairement aux autres. Ce n’est pas que le niveau baisse, mais parce qu’il est impossible d’apprendre lorsque tout vous rappelle à votre nullité, construite par le système lui-même. Le savoir est, dans ce processus, subordonné au classement, et non l’inverse : l’objet de connaissance est convoqué pour mener à bien des épreuves de sélection, non pas pour être connu. D’où cette mise à l’écart du savoir au profit des recettes de cuisine pour passer les examens (5), du savoir-faire pratique, professionnalisant, supposé limiter les risques du chômage, voire du savoir-avoir économique, le plus utilitariste. Nous sommes loin alors de l’idéal d’une école démocratique, celui d’un savoir-participer, politiquement.

La massification n’a induit aucun progrès fondamental dans la participation politique des exclus. Les premiers sortis de l’école restent les derniers, dans toutes les sphères. Certes, l’intolérance xénophobe et l’obscurantisme moral régressent avec le nombre des années d’école, de la même façon pour les anciennes et les nouvelles générations (6).

En revanche, le fait d’être, dans les nouvelles générations, aussi privé de formation, d’un point de vue relatif, avec 19 ans d’âge de fin d’études, que ceux qui cessaient leur formation à l’âge de 14 ans voilà cinquante ans, engendre la même aliénation politique, issue du sentiment rappelé à chaque instant d’être au nombre des moins scolarisés. Ainsi, l’habitude de parler de questions politiques a connu une mutation paradoxale : chez les jeunes de 25 à 29 ans, la proportion de ceux déclarant ne jamais parler de questions politiques varie de 36 à 14 % entre le cinquième le moins et le plus scolarisé de leur génération. L’effet de la scolarité est clair : dans une génération, plus d’études donne plus de clefs. Chez les 60 à 64 ans, la même question donnait respectivement 40 et 15 % entre le cinquième le moins et le plus scolarisé. Les réponses, selon le rang scolaire au sein d’une génération donnée, sont sensiblement les mêmes, mais à 35 ans de distance, il faut 5 années supplémentaires pour conserver le même rang. Il en est de même pour la lecture de journaux. Il aurait été possible d’attendre beaucoup de la massification de l’école, en termes d’accès à la culture, de participation politique, de recours à l’information, etc. Il est possible de l’attendre encore, au long terme. Mais, jusqu'à présent, longtemps après le premier boom scolaire des années soixante, ces progrès n’ont pas eu lieu, parce que l’école produit des rangs plutôt que des niveaux. De cette façon, les exclus demeurent en situation d’infériorité, dans toutes les sphères, et savent le devoir rester.

Les finalités de l’école démocratique

Comment interpréter cette situation ? Il faut avant tout exorciser les vieux démons réactionnaires et éviter d’en déduire que le retour en arrière vers l’école de 1950 est la solution. Il faut prendre conscience au contraire que la " démographisation " fut nécessaire mais insuffisante. Jusqu’à présent, elle a repoussé toujours plus loin dans la carrière scolaire les triages pertinents. La croissance des effectifs et l’allongement des études n’ont fait que dissimuler, derrière le rideau de fumée des bonnes intentions, le conservatisme discriminatoire nécessaire à la reproduction de l’ordre social.

D’un côté, les élèves rejetés du système scolaire, naguère dehors, aujourd’hui dedans, font figure d’" inclus exclus ". De l’autre, les filières d’excellence (préparations et grandes écoles, soit 4 % des effectifs qui se voient attribuer 30 % du budget de l’enseignement supérieur), continuent d’orienter la totalité du système en fonction de leur modèle, fondé sur le fétichisme de la sélection : par la dévalorisation de tout ce qui est ailleurs. La massification a agi comme une negative selection alors que des moyens devraient être engagés en direction d’une positive action susceptible de mieux répartir les efforts éducatifs. Sans cela, avec 20 ans d’âge de fin d’études, les exclus de l’école d’aujourd’hui sont dominés culturellement, conscients du déni social dont ils font l’objet, et destinés, pour leur vie entière, à subir le marquage d’une infériorité sociale découlant d’une scolarité ratée.

Pour mettre un terme à cet échec, il faut interroger de nouveau la logique des programmes et des épreuves faisant de l’école le grand juge des intelligences et des mérites intellectuels, dans une vision biologisante des inégalités naturelles. Il faut au contraire en faire le lieu de l’épanouissement de la valeur sociale des futurs citoyens politiques et sociaux. C’est là un tout autre programme, où deux aspects sont centraux : d’une part, déployer des moyens supplémentaires pour les plus démunis, sans les stigmatiser ; d’autre part, s’interroger sur l’ouverture des lieux dévolus à la sursélection de l’" excellence ", qui sont par contrecoup le lieu de production du " déchet ". Sur ce point, les grandes écoles et les classes préparatoires qui leur servent d’entonnoir demeurent un point de passage obligé sur la voie d’une réforme. Plutôt que d’organiser leur autodéfense, elles pourraient bien enclencher le débat.

Aron R., Les désillusions du progrès, essai sur la dialectique de la modernité, Paris, Calmann-Lévy, 1969.

2 Bourdieu P. et J.C. Passeron, Les héritiers, Paris, Les Editions de Minuit, 1964.

3 Chauvel L., " La seconde explosion scolaire : diffusion des diplômes, structure sociale et valeur des titres ", Revue de l'OFCE, n°66, 1998.

4 Vallet, L.-A., 1999, " Quarante années de mobilité sociale en France : 1953-1993 ", Revue française de sociologie, 40(1), pp.5-64.

5 Voir ce qu’en disait voilà 50 ans Marc Bloch dans " Pour une réforme de l’enseignement ", publié dans Une étrange défaite, Folio-Histoire. Le diagnostic reste entièrement contemporain.

6 Schweissguth E., 1997, " Le mythe du néoconservatisme : vote Front national et évolution des valeurs ", Futuribles, n°227, pp.21-34.