Le Monde
Mardi 30 mai 2000, p. 18

HORIZONS - CONFERENCES

2000 UNIVERSITÉ DE TOUS LES SAVOIRS

Louis Chauvel, sociologue
La dynamique générationnelle des inégalités est préoccupante
Si les générations devenues adultes après la seconde guerre mondiale et, plus encore celle du baby-boom, ont bénéficié d'un enrichissement partagé, les suivantes ont subi un ralentissement général. Entre les jeunes et les anciens, le partage demeure inégal

 

CHAUVEL LOUIS

Dans le cadre de l'Université de tous les savoirs, organisée par la Mission 2000, Louis Chauvel, sociologue, maître de conférences à l'Institut d'études politiques de Paris, a présenté une communication, dimanche 14 mai, sur " les rapports entre les générations ". Nous publions une version, résumée par l'auteur, de cette conférence, qui prenait place dans un cycle consacré au thème " Familles et générations : tribus et âges de la vie ".

 

Génération dorée, génération sacrifiée, génération 1968, Mitterrand, Moulinex, cocon, kangourou... Voilà autant de syntagmes étranges glanés au fil des jours, réduisant à un seul terme la diversité de tous ceux qui furent jeunes à la même époque. Ce n'est pas sérieux, et si le mot de " génération " n'était que cela, il faudrait l'abandonner. Malgré les abus, il est impossible de penser sans lui l'avenir, celui de la démographie, de la santé, des retraites, de l'école ou de tout sujet important.

" Génération ", c'est un peu comme " classe sociale ", un terme plein de sens, complexe, révélateur de liens et de conflits, un mot qui soulève des enjeux politiques majeurs. Un mot dangereux où le savoir des sciences sociales côtoie la politique et le pouvoir. Il révèle beaucoup des changements et des rapports sociaux et politiques, souvent violents, parfois feutrés, mais dont les conséquences sont alors plus graves encore. Il révèle des processus de changement, des inégalités invisibles, des problèmes actuels d'intégration et de socialisation, mais aussi des déficiences de régulation politique. Génération fait partie de ces notions infiniment complexes dont il est impossible d'épuiser les facettes.

Son sens moderne est éclairé par celui de " cohorte de naissance ". La dyade génération versus cohorte, c'est un peu comme la paire " classe/couche " sociale. La cohorte est l'ensemble des individus nés la même année. C'est un groupe vidé de tout contenu social, neutralisé, un groupe opératoire informe, dont les membres sont d'une diversité infinie : des riches et des pauvres, des hommes et des femmes, des gens de toutes origines, a priori sans communauté de destin. Néanmoins, de l'année de naissance résultent de nombreuses contraintes structurantes. Les premières cohortes du baby-boom ont eu vingt ans en 1968 : cela forme l'esprit et ouvre des possibilités. Les cohortes nées en 1955 ont connu au même âge les débuts du chômage de masse.

A quelques années de distance, les possibilités collectives s'ouvrent pour certaines ou se referment pour celles arrivées trop tard. L'histoire sociale, c'est aussi le destin de cohortes différentes aux interrelations complexes, parfois imbriquées dans un jeu éternel d'éducation, de succession et de transmission créatrices, parfois dans des rapports conflictuels entre l'impatience des uns et l'incrustation des autres. Ici apparaît en filigrane la notion de " générations sociales ", qui qualifie des cohortes partageant des traits communs. Lorsqu'elles ont la conscience d'une communauté de destin, d'une " appartenance ", on parle de " générations historiques ".

La génération qui fit 1968 posséderait cette conscience. Lorsqu'on parle de différences de générations, on pense avant tout aux oppositions de valeurs et de modes de vie : les anciens ont été élevés dans une société proscrivant l'avortement et la contraception, où la culture religieuse restait forte, l'institution du mariage hégémonique, etc. Ce fut l'oeuvre de la génération de 1968 que de bousculer ces carcans moraux.

Un aspect moins évident est celui des inégalités. C'est retrouver ici l'idée de Kant d'une irrémédiable dissymétrie : les puînés héritent d'un monde plus riche, beau, complet et élaboré, en raison du produit du travail des anciens. C'est le privilège d'être né plus tard. Cette dette envers ceux qui se sont sacrifiés pour léguer un monde meilleur ne peut être réglée, sinon en la rendant à nos enfants, en travaillant à notre tour pour leur transmettre mieux encore.

Pourtant, cette loi du progrès générationnel de long terme connaît des exceptions. Pour ceux qui eurent vingt ans en 1914, les survivants des tranchées, de la grippe et de la tuberculose ont subi la stagnation de l'entre-deux-guerres et une vieillesse misérable : c'est la génération sacrifiée. Au début du XXIe siècle, cette loi du progrès est aussi problématique. Pour la première fois en période de paix, la situation des enfants semble plus défavorable que celle connue par leurs parents. Comme l'ont montré Christian Baudelot et Michel Gollac, en 1975, l'écart de traitement entre les salariés de 50 ans et ceux de 30 n'était que de 15 %. Maintenant, il est de 40 %, d'où un écart béant entre jeunes et vieux. Le calcul des cohortes montre que les jeunes valorisés d'hier et les vieux favorisés d'aujourd'hui sont les mêmes : la croissance moyenne de 20 % a été dévolue aux générations nées avant 1950. Il serait possible de dérouler un long catalogue d'indicateurs de la statistique sociale indiquant le retournement et la fracture générationnelle : les premières générations du baby-boom ont connu des chances socio-historiques extraordinaires d'ascension sociale, d'accès aux catégories sociales supérieures, à des emplois plus stables, etc.

D'une façon générale, les générations nées avant 1920 n'ont guère bénéficié des progrès du XXe siècle. Les suivantes, devenues adultes après la seconde guerre mondiale, ont été marquées par la progression de l'Etat-providence et bénéficié d'un enrichissement partagé, plus égalitaire. Cette dynamique a culminé pour les premiers nés du baby-boom. En revanche, les suivantes ont subi un ralentissement général. Pis encore, derrière la moyenne, la dynamique générationnelle des inégalités est préoccupante. L'Etat- providence avait produit des générations dont les clivages de classes étaient moindres. Depuis l'expansion du chômage de masse, si les aides sociales ont amoindri la visibilité des inégalités les plus criantes, celles-ci se renforcent entre les mieux lotis, qui s'intègrent aussi bien que leurs prédécesseurs et qui bénéficient mieux de la reprise, et les autres. L'Etat-providence stabilisateur et égalitaire semble se déliter à la racine du renouvellement générationnel. Hier, les pauvres étaient vieux et la pauvreté en extinction; aujourd'hui, les pauvres sont jeunes et, si j'ose dire, pleins d'avenir.

La génération existe vraiment lorsqu'elle partage des traits spécifiques pérennes au long de sa vie. D'où l'importance de la période dite de socialisation, lorsque l'apprentissage des règles et des rôles de l'âge adulte et l'ajustement entre aspirations et possibilités sociales de réalisation impriment des marques durables. On est frappé du décalage des formes de socialisation des générations successives. Le modèle ancien était fondé sur l'accès précoce à l'indépendance, sur le plein emploi stable, l'acquisition de droits salariaux importants. Le taux de chômage était de 5 %. Tout était fait pour faire entrer les jeunes dans ce moule, en jouant sur l'attractivité de l'indépendance financière précoce et d'un haut niveau de vie par rapport aux parents, dès l'entrée dans la vie.

Le modèle nouveau est plus difficile à identifier. La survie partielle du modèle ancien va de pair avec l'apparition de formes de travail flexible et de familles recomposées, s'offrant en apparence comme des alternatives aux carcans d'antan. Néanmoins, la remise à un éternel lendemain de l'emploi et de la famille stables, pérennes et autonomes, cache la dislocation même du modèle adulte, qui devient incertain, multiple et divers, flexible et plurivoque. Nombreux sont ceux qui subissent ainsi une double injonction contradictoire : soyez " adultes, stables et responsables ", et " soyez flexibles, malléables et impermanents ". Les plus fragiles subissent difficilement cette double contrainte, ce " double bind ", comme aurait dit Gregory Bateson.

Nous retrouvons ici Durkheim et Halbwachs et leur interrogation commune sur le lien entre une intégration sociale déficiente et le suicide : le taux en a doublé pour les cohortes nées après 1955. Les 10 000 suicides annuels, dont les moins de cinquante ans garnissent de plus en plus souvent les rangs, dissimulent autant de fractures psychiques et sociales dont les jeunes de 30 à 45 ans en difficulté, trop vieux pour être jeunes, trop jeunes pour espérer une retraite prochaine, portent plus spécifiquement le fardeau.

Selon Margaret Mead, dans les sociétés développées en projection vers l'avenir, les progrès constants disqualifient l'expérience des anciens, dont le pouvoir est déstabilisé par les exigences d'émancipation des jeunes. La " guerre des générations " de 1968 aurait ainsi découlé de l'écart des temps macrosociaux portés par les générations : les anciennes traînent le passé et les autres portent l'avenir. Pourtant, ne voir le rapport qu'à l'aune de l'expérience de 1968 serait erroné. Depuis cette date, l'ancienneté s'est revalorisée, en politique notamment. L'âge moyen du représentant syndical ou politique était de 45 ans en 1982 et de 57 ans en 1997 : un vieillissement de douze ans en quinze années de temps. Les " quadras " des années 80, qui prenaient alors le pouvoir, s'apprêtent à être les " sexas " des années zéro du XXIe siècle.

Certaines générations sont surreprésentées au sein du personnel politique, dans leur jeunesse puis leur maturité. Derrière la diversité des partis, l'homogénéité cohortale frappe l'esprit. C'est là un aspect du problème politique des générations, à poser en termes de projet. Naguère, les anciens ont voulu un interventionnisme massif, orienté par un projet politique d'égalisation et de progrès, de construction de l'Etat-providence et de services publics de qualité, contribuant à une intégration précoce des jeunes. Depuis, le ralentissement économique résulte, notamment, d'une réduction drastique non pas des effectifs mais des embauches publiques : depuis vingt ans, les titularisations sont moins nombreuses d'un tiers; les places au concours de médecine ont été divisées par deux; les pyramides des âges dans la recherche et l'université sont dressées sur leur pointe. Autant de changements préjudiciables au long terme.

Certains y voient la conséquence fatale de ce que " les dieux de l'économie sont mécontents et exigent des sacrifices ". Une autre analyse est possible : le partage politique des bénéfices et des épreuves de la conjoncture est déficient. En cas de ralentissement, il est difficile d'honorer les promesses faites aux anciens et d'intégrer en même temps les jeunes. L'arbitrage implicite fut de préférer les premiers aux seconds. Nous sommes alors devant une crise de la transmission, non pas de celle du patrimoine, mais des projets de long terme et de la responsabilité.

Le cas des retraites est exemplaire. On craint que nombre de jeunes cotisants ne financent les retraites d'aujourd'hui et ne bénéficient pas à terme du système, faute de pouvoir accumuler assez d'annuités, d'où le soupçon que les anciennes générations profitent d'une situation financée sans avantage par les suivantes. Ce soupçon sera fondé tant que, dans la délibération, il existera un tel déséquilibre. Les générations à qui on demandera de payer des cotisations importantes ou qui seront tenues d'avoir recours à une épargne forcée pour leurs vieux jours, ou même les deux à la fois, doivent être conviées aux débats.

C'est là le problème d'une autre parité politique, entre les générations. Faire participer les jeunes générations au débat est certainement risqué, leur voix pouvant diverger de celle des aînés. Il est plus périlleux encore de faire les choix sans elles, qui souligneront la responsabilité, voire la culpabilité, de ceux qui ont laissé s'établir un partage inégal. Elles pourraient rappeler demain qu'elles n'ont pas consenti à ce contrat intergénérationnel, élaboré sans elles. Agir ainsi fait le jeu des fossoyeurs de l'Etat-providence et des idéologues des fonds de pension, qui ont tôt fait d'investir avec démagogie ce rapport entre les générations, pour en faire une caricature plutôt qu'une oeuvre de justice.