Une « nouvelle société française » ?

Les mutations sociales en débat

 

 

Prise en étau entre un passé lumineux — le souvenir des « Trente glorieuses » 1945-1975 — et un présent incertain, la société française fait l’objet de questions cruciales, dont les réponses restent particulièrement obscures. Les tendances économiques et sociales à l’œuvre (ralentissement économique, croissance des incertitudes, interrogations sur l’évolution des inégalités) sont l’enjeu de diagnostics souvent débattus. Les réformes nécessaires se heurtent à une anxiété grandissante de la population, vivant difficilement les contradictions croissantes entre les représentations communes de l’évolution de la société française et les conditions réelles d’existence, comme on le voit assez bien autour de la question de la « moyennisation » sociale et du débat sur de la « fin des classes sociales ». le fossé semble ici s’accroître entre une représentation générale de progrès social et des conditions objective d’existence qui correspondent souvent à la stagnation, voire à la remise en cause de nombreuses conquêtes sociales.

Plus encore, l’émergence de « nouvelles inégalités », entre générations, entre genres, mais aussi entre groupes ethniques, met sous tension le « modèle universaliste républicain » dont la société française s’est traditionnellement réclamée. Ces évolutions mettent réellement en question le modèle de développement issu des Trente glorieuses, et les nouvelles valeurs identifiées aux mouvements nés de « mai 1968 », susceptibles de donner naissance à une forme particulière de néoconservatisme puissant, sinon majoritaire. Ces problèmes émergents sont au cœur du malaise de la société française que les élections présidentielles du 21 avril 2002 a mis au jour d’une façon brutale. Les incertitudes en jeu ne permettent pas, dès lors, d’anticiper comment une sortie de crise pourrait émerger.

 

Le Paradis social perdu des Trente Glorieuses

Voilà vingt ans que la société française regrette un paradis perdu. En 1983, le gouvernement socialiste, au pouvoir depuis la victoire de François Mitterrand en mai 1981, met un terme aux politiques économiques expansionnistes et inaugure une nouvelle aire, celle de la « Rigueur ». Après deux ans de politiques intensives de financements de relances de plus en plus onéreuses et sans grands résultats, la nouvelle période qui s’ouvre signifie le renoncement à un rêve réalisé naguère avec les succès des « Trente glorieuse » (1945-1975), qui restent comme l’âge d’or de la société française du xxe siècle (1). Cette période de plein emploi, de croissance rapide du Produit intérieur brut tout comme des salaires des individus (environ + 3,5 % par an en termes réels, sur trente ans), d’expansion des droits sociaux (santé, retraite, en particulier, mais aussi le logement social et l’école), de « moyennisation », c’est-à-dire de monté en puissance démographique comme sociale et politique de couches sociales intermédiaires, de construction d’une démocratie sociale originale, conflictuelle mais solidaire, a laissé croire à l’émergence d’un véritable « modèle français » de croissance économique et de compromis social.

L’année 1983 est aussi la fin d’une période que certains ont présenté comme la « seconde Révolution française » (2), véritable bouleversement de l’univers des valeurs et des représentations religieuses, morales et éthiques, mais aussi des formes sociales et culturelles, dont les événements de mai 1968 ont été l’occasion de la prise de conscience. Dans une société française figée et marquée par un rapport autoritaire aux normes, à la politique, à l’ordre social et moral, qui faisait encore à la fin des années soixante l’objet d’un consensus entre gouvernement gaulliste et opposition de gauche communiste, une vive remise en cause des principes établis a donné en quelques années un visage nouveau aux comportements de la vie de tous les jours : la libéralisation de l’avortement, la dépénalisation de l’information sur la contraception, le divorce sur consentement mutuel, ayant été les changements légaux les plus visibles dans une société où le couple et les rapports de parenté ont connu des évolutions en définitive tout aussi spectaculaires.

Ces changements ont eu lieu dans une société française stabilisée après les désastres du vingtième siècle, marquée par le triomphe du modèle de l’Etat républicain et par le « prestige de la fonction présidentielle » de la ve République, permettant ainsi d’achever trois siècles d’une tendance de centralisation du pouvoir par l’Etat organisé par une haute fonction publique enviée et légitimée par ses succès, une technocratie issue des Grandes écoles, une « noblesse d’Etat » fondée sur l’excellence certifiée par des concours d’une haute sélectivité susceptible de former une élite susceptible de décider rationnellement de tout depuis Paris (3). Ce jacobinisme alors peu critiqué permettait de croire au mythe d’une démocratie française égalitaire et unie où, se défiant des divisions communautaires, au delà des différences religieuses ou philosophiques, d’origine éthiques ou sociales, et bien évidemment au delà des différences et des inégalités de genre, chacun avait sa place. La foi en le « rayonnement de la France », faite tout à la fois de la certitude de représenter l’Universel et de la croyance en une mission spécifique de devoir apporter au monde cette lumière de la raison, était dès lors confortée par le fait d’une dynamique propice à l’optimisme. La difficulté est aujourd’hui que ce modèle est profondément déstabilisé, sinon mort, et que vingt ans après la fin de cette période dorée, le deuil n’en est pas encore achevé.

 

La remise en cause des tendances anciennes : ralentissement, incertitudes, inégalités

Depuis la fin des « Trente glorieuses » (1945-1975), les évolutions relèvent plus du paradoxe et de l’ambiguïté que du retournement univoque vers une période que nous pourrions appeler les « Trente piteuses » (4). Dès lors, le débat sur la nature réelle des évolutions est en perpétuelle recomposition. Les fluctuations économiques (récession en 1993-1994, expansion en 1998-2001, difficultés croissantes depuis) sont chaque fois l’occasion de retourner le diagnostic précédent pour en produire un nouveau, opposé dans ses conclusions, plus favorable en période de rémission, ou produisant un tableau nettement plus noir en période de ralentissement. Il s’agit dès lors de se donner une vision équilibrée des mouvements à l’œuvre.

Les conséquences de la « modération salariale »

Avant tout, il serait faux de dire que, depuis 1975, la société française est face à une complète stagnation. Le prolongement de la croissance économique est indubitable, même s’il s’est fait à un rythme ralenti, ce qui est allé de pair, dès lors, avec une impression générale de stagnation dans de nombreux domaines, compatible avec la vision de clairs progrès dans d’autres secteurs. Les maîtres d’œuvre du « tournant de la rigueur » de 1983 ont avant tout souhaité juguler la croissance de la dette publique et celle de l’inflation (de l’ordre de 13 % par an entre 1979 et 1984) en agissant sur trois principaux leviers qu’étaient la « maîtrise des dépense publique » (endiguement de la croissance des droits sociaux, limitation de l’embauche dans les services publics, contraintes sur l’investissement de l’Etat, etc.), la « modération salariale » (fin du rattrapage automatique des salaires en fonction de l’inflation) et la « politique du franc fort » (autrement dit la croissance des taux d’intérêts réels), politique économique cohérente avec le monétarisme, dont une conséquence est de renchérir considérablement le rendement de l’épargne et de revaloriser les patrimoines au détriment des fruits du travail notamment des salariés et bien sûr des chômeurs (5).

Le maître mot des années qui ont suivi, du point de vue des salariés, fut « ralentissement », avant tout du point de vue de l’évolution des salaires réels, mais aussi sur de nombreux aspects de l’existence. Jusqu’en 1975, le taux de salaire réel net croissait annuellement de 3,5 % par an en moyenne, ce qui assurait un doublement du pouvoir d’achat en une vingtaine d’années ; c’était dès lors l’assurance d’une promotion sociale au long de la carrière dans toutes les catégories de la société, et, en particulier pour les classes populaires, la quasi certitude que les enfants connaîtraient une situation mécaniquement meilleure que celle de ses propres parents. Depuis le milieu des années soixante-dix, le rythme moyen est inférieur à 0,5 % par an, ce qui correspond sinon à une stagnation, en tous cas à l’éloignement de l’horizon de l’enrichissement : le doublement du salaire, qui pouvait naguère s’obtenir en 20 ans, pourrait dès lors se réaliser en 140 années. Evidemment, ce temps de doublement, qui ne correspond plus au vécu humain, devient très théorique : le rythme de 0,5 % est de l’ordre de grandeur de l’imprécision sur l’inflation, et pourrait donc aller de pair avec une véritable stagnation. En 2000, année faste, la croissance des salaires a été de 2 % en Euros courants. Avec une inflation à 1,7 %, le gain réel est finalement très maigre. La même année, le PIB s’est accru de 3,5 % hors inflation.

 

1- Taux de croissance moyen du pouvoir d’achat du salaire net ouvrier par an (en surimpression : taux de croissance du Pib réel par tête)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Source : Insee, DADS et Penn tables pour le PIB

 

Sur une plus longue période, on observe le même décalage entre salaires nets et croissance totale, qui résulte d’une part d’une grande déformation du partage de la valeur entre travail et capital (croissance de revenus du patrimoine, stock-options, etc.), à la défaveur des salariés, et d’autre part de l’accroissement des rétributions indirectes des salariés, qui reçoivent relativement moins en salaires nets et plus en services de santé et de retraites, principalement, ce qui correspond à un nouveau compromis entre les générations.

Dès lors, la dynamique est fort différente pour les acteurs sociaux. Depuis vingt ans, le rythme de la croissance du revenu médian est quatre fois moindre que lors des Trente glorieuses : alors que 1950-1975 ont été vingt années fabuleuses de la consommation, avec la découverte par les classes populaires de l’automobile, de la propriété du logement, de la salle de bain dans le logement, de la télévision, etc. la période 1975-2000 semble nettement plus morose. Pour ne pas voir ses revenus reculer, il faut obtenir une promotion, avoir de la chance ou bénéficier des plus-values d’une épargne. Dès lors, l’essentiel de la population, celle qui n’a d’autres ressources que son travail, vit une « société de stagnation » ; pour les plus vulnérables apparaissent les problèmes d’un logement social dégradé, dans des quartiers aux difficultés croissantes, où le soutien de la consommation se fait au risque du surendettement. Au même moment, les plus aisés, détenteurs de patrimoines importants, sont en situation de connaître un niveau de vie jamais atteint par leurs prédécesseurs : la marasme des uns est l’abondance des autres.

Incertitudes généralisées

Cette dimension économique de la vie sociale n’est pas isolée des autres. Les incertitudes sociales accrues auxquelles les populations sont confrontées met en jeu des ressorts sociaux et de psychologie collective qui méritent d’être soulignés. Là encore, les paradoxes sont saisissants. D’une façon immédiate, superficielle, la France apparaît comme un pays où la protections sociale est des plus développées ; il serait normal, dès lors, qu’en résulte une maîtrise des incertitudes de la vie quotidienne. Pour autant, le « court-termisme » contemporain, caractérisé par une urgence permanente du présent et la faible prise en compte de problèmes futurs dont la réalisation est certaine, et qui est une dimension centrale de la question sociale contemporaine, contraste avec l’optimisme, même pour l’avenir le plus lointain, qui avait marqué les « Trente glorieuses ». Au temps de la croissance rapide, un avenir certainement meilleur s’ouvrait, non seulement pour soi-même, mais aussi pour la génération suivante. A la Libération, le modèle de la société salariale, fondé notamment sur l’encadrement du cycle de vie dans des statuts repérables et sur la promesse d’une retraite décente au bout d’une vie de travail, a été mis en œuvre dans l’objectif de fonder les certitudes sur lesquelles les projets de vie pouvaient s’élaborer — le souvenir de l’entre-deux guerres était alors brûlant. Aujourd’hui, cette construction est en crise, en particulier pour les jeunes générations. Pour elles, la projection claire de leur avenir dans une trajectoire d’emploi devient à peu près impossible, et le retour de la préoccupation du chômage depuis la fin 2001 renforce encore la l’urgence de questions que l’on avait un peu rapidement occultés entre 1997 et 2000. Le financement des retraites et de la santé ne parait plus assuré pour l’avenir, ce dont les jeunes générations pourraient faire les frais.

2- Risque de chômage dans les 12 mois selon l’ancienneté dans l’entreprise

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Source : Enquêtes emploi 1975-2000

 

Voilà 80 ans, Thomas Knight a distingué risque et incertitude en définissant comme risque un aléa dont on peut définir la probabilité, alors que l’incertitude caractérise les alternatives dont on ne peut probabiliser les occurrences. Il est possible de s’assurer contre le risque par une mise en commun des coûts correspondants ou par la mise en œuvre de stratégies pour se prémunir contre le mauvais sort. Au contraire, face à l’incertitude, nous ne pouvons décider en connaissance de cause et l’action relève inévitablement du choix à l’aveugle, irrationnel, où seule la « réassurance magique » peut nous guider. Se refermer sur des stratégies d’adaptation personnelle et immédiate, sans considération pour les autres ni pour l’avenir, est alors une voie rationnelle, dont le coût collectif peut être considérable ?

Cette société d’incertitude est bien plus complexe que la Risk Society d’Ulrich Beck. La société française est actuellement au cœur de ce problème. Dans un contexte de forte extension de la dépense collective, l’incertitude produit une exigence croissante d’individualisation croissante des services collectifs. De la question de l’école à celle des retraites, de la santé au problème des salaires, la difficulté à poser collectivement les enjeux de long terme incite chacun à recourir à des solutions purement individuelles : école privée ou filières d’élite, fonds de pension, résidences fermées, assurances santé, etc. La complexification de la question sociale résulte pour une grande mesure de l’absence de clarification sur les choix d’avenir qui seront faits. L’atomisation et le repli sur des stratégies égoïstes est, en apparence au moins, une solution, en tous cas pour ceux qui peuvent en assumer les moyens, la désespérance silencieuse de larges couches de la population étant le versant négatif de cette tendance. D’où ce paradoxe d’une société particulièrement anxieuse alors que, aujourd’hui encore, le niveau de protection sociale semble satisfaisant voire excessif.

Une explosion paradoxale des inégalités

Depuis 20 ans, les inégalités économiques « instantanées », telles que les apprécient les statisticiens officiels, n’ont pas varié. Pour autant, à cette aune, selon l’INSEE, le rapport interdécile entre le niveau de revenus au dessus duquel se situent les 10 % les plus riches par celui où se trouvent les 10 % les plus modestes n’a guère varié entre 1984 et 1999 : il tourne toujours autour de 3,3. Mesurées ainsi, les inégalités sont plus importantes en France qu’en Suède (2,6), mais nettement moins qu’aux Etats-Unis (5,6). Pourtant, plus profondément, la dynamique est nettement moins favorable aujourd’hui.

Tout d’abord, l’INSEE écarte depuis 1984 les revenus du patrimoine de ses calculs, ce qui pose de nombreuses questions sur la réalité de la stabilité des inégalités qu’elle affiche compte tenu de l’explosion de ces revenus et de leur forte concentration dans la population, ce qui soulève des questions évidemment cruciales dès que l’on s’intéresse à la reconstitution de très grandes fortunes sur cette période (6). Mais le changement est surtout visible dans la composition sociale des couches les plus pauvres. Naguère, dans les années soixante-dix, les personnes âgées étaient sur représentées parmi les pauvres. Elles illustraient ainsi le reliquat d’un passé d’inégalités en cours de disparition. Maintenant, les pauvres sont jeunes et en quelque sorte pleins d’avenir…


 

3- Evolution du rapport interdécile D9/D1

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Source : Insee : enquêtes fiscales et actualisation dans Données sociales 2002

 

Cet aspect temporel est déterminant : il semblait, naguère, que toutes les difficultés trouveraient avec le temps une solution. Pas forcément en une génération, mais la dynamique de croissance permettait d’envisager toujours mieux, à terme : la génération des enfants était destinée à bénéficier d’un sort nettement meilleur que l’actuelle. Aujourd’hui le sort des suivants n’est plus assuré, et les possibilités de brassage social sont nettement moins évidentes. D’où le renforcement insidieux de tout un ensemble de frontières sociales.

Toujours vers une société sans classes ?

Ces diagnostics anciens avaient servi naguère, en France, depuis les années soixante-dix, comme aux Etats-Unis dès la fin des années cinquante, à établir l’idée que les classes sociales perdaient de leur pertinence pour lire l’évolution de la société. Les principaux arguments de cette hypothèse étaient que :

·     dans la sphère politique, les comportements et les choix électoraux ainsi que les représentations étaient moins déterminées par l’appartenance professionnelle et la position hiérarchique ; plus encore, la diffusion du pouvoir dans toutes les couches sociales (par la reconnaissance des syndicats, notamment), émoussait les rapports sociaux anciens ;

·     dans la sphère productive, la tertiarisation aplanissait les classes, le secteur des services correspondant moins clairement que l’industrie à de claires divisions sociales ;

·     dans la sphère de la répartition du revenu et de la consommation, l’enrichissement global de la population brouillait les limites des classes de consommation en raison de l’élévation rapide du pouvoir d’achat, certains biens devenant alors accessibles aux classes qui en étaient naguère exclues, comme pour l’automobile, la propriété d’un logement indépendant, les départs en vacances, etc.

D’autres arguments ont émergé ultérieurement, comme la croissance de la scolarisation et la diffusion des diplômes, censée apporter plus de mobilité sociale ; comme l’émergence de systèmes de protection sociale, diminuant les risques de perte de revenus pour les populations les plus menacées, qui étaient aussi les plus modestes ; comme l’apparition de nouveaux mouvements sociaux, environnementalistes, féministes, régionalistes ou ethniques, etc., puisqu’ils ne correspondent en apparence à aucune division claire en classes sociales. Evidemment, la réduction importante des inégalités salariales et de revenu entre les cadres et les ouvriers, lors des Trente glorieuses, l’accès des ouvriers à la propriété du logement, figurent parmi les éléments les plus recevables.

En effet, la dynamique d’enrichissement rapide des Trente glorieuses est largement terminée. Naguère, lorsque le pouvoir d’achat croissait progressivement de 4,2 %, comme entre 1960 et 1970, le temps de doublement était de l’ordre de 16 ans. Puisque le pouvoir d’achat d’un ménage de cadres vaut un peu plus du double de celui des ouvriers, le niveau de consommation des cadres d’une année donnée devait être rattrapé par celui des ouvriers en moins de vingt ans (mais les cadres prolongeant leur avance, le fossé n’était jamais comblé). Dans la décennie quatre-vingt, le taux de croissance était de 2 %, en moyenne, ce qui impliquait, à ce rythme, un rattrapage en plus d’une génération. Entre 1990 et 2000, avec un taux de 0,7 %, il faudrait attendre un siècle pour parvenir à un résultat semblable. La cessation de la dynamique d’enrichissement éloigne chronologiquement les groupes sociaux.

La dynamique de l’enrichissement n’est pas seule en cause. Les Trente glorieuses semblent avoir été marqués un courant intense de réduction des inégalités économiques. De 1962 à 1979, le rapport entre le troisième et le premier quartile était de passé de 3,5 à 2,5 ; autrement dit, la partie de la population la plus modeste a connu un enrichissement nettement plus rapide que la plus aisée.

C’est ici l’idée centrale d’une « moyennisation » de la société (Mendras), c’est-à-dire une expansion numérique de ces « nouvelles classes moyennes salariées » (Touraine), celles situées aujourd’hui autour de 1500 Euros de salaire par mois, correspondant ainsi au centre exact de la répartition des revenus. A cette expansion correspondrait aussi une prise de pouvoir de ces couches sociales sur les institutions politiques locales, notamment, et leur maîtrise sur une nouvelle culture typique des années soixante-dix (7). Si le mouvement numérique est fondé pour les « Trente glorieuses », depuis le début des années quatre-vingt, il semble avoir cessé. Les inégalités économiques ont crû de façon modérée mais sensible surtout aux échelons intermédiaires de la société, où apparaîtrait un début de shrinking middle class, de rétrécissement de la classe moyenne, ce qui constitue un retournement par rapport à la tendance passée.

Le principal mouvement qui aurait pu contrarier le diagnostic, puisqu’il se prolonge au même rythme qu’avant, est la désindustrialisation et l’expansion du secteur des services. En tant que tel il porte la diminution des effectifs ouvriers, vus comme les principaux acteurs de la lutte des classes, alors que l’expansion tertiaire était censée apporter des emplois mieux qualifiés et mieux rémunérés. En fait, derrière ce changement, les paradoxes ne manquent pas : la position sociale et le niveau de vie des employés est proche de celui des ouvriers. Ce sont là deux composantes des catégories populaires : l’une tertiaire et l’autre industrielle. Comme l’expansion des uns se déroule au même rythme que le repli des autres, ces deux catégories populaires représentent, depuis un demi- siècle, la moitié de la population en emploi. Numériquement, le changement fondamental est la disparition des paysans et l’expansion concomitante des professions intermédiaires et des cadres. Il est difficile, ainsi, de dire que la lutte des classes disparaît faute de participants, sauf à reconnaître que le peuple du tertiaire est moins en mesure de lutter que celui de l’industrie.

Par ailleurs, la mobilité sociale ascendante, qui est peu ou prou la conséquence des éléments précédents, et qui a particulièrement bénéficié aux générations qui connurent les Trente glorieuses, est moins favorable aux nouvelles (8). Les ouvriers pouvaient s’attendre à progresser dans la hiérarchie sociale, et à voir leurs enfants connaître leur destin dans d’autres catégories, plus élevées. La situation présente est en revanche moins favorable, avec l’élévation des risques de déclassements sociaux des jeunes, d’où une moindre identification dynamique aux catégories immédiatement supérieures.

Même la scolarité, dont on avait beaucoup attendu pour promouvoir la mobilité sociale, semble avoir bien peu fait pour limiter la reproduction : pour les générations nées au début du siècle, seuls 15 % des enfants d’ouvriers poursuivant le plus longuement leurs études dépassaient l’âge de fin d’études des 15 % d’enfants de cadres sortant le plus tôt de l’école. Pour celles nées soixante ans après, c’est le quart le plus longtemps scolarisé des enfants d’ouvriers qui dépassent le quart inférieur des enfants de cadres. Il y a eu homogénéisation, mais nous sommes à quelques siècles encore de l’égalité des chances d’accès à l’école. En outre, les enfants de cadres parviennent à mieux rentabiliser leur scolarité : dans une génération donnée, parmi les 10 % qui prolongent le plus longtemps leurs études, près de 60 % des enfants de cadres deviennent cadres, contre 40 % des enfants d’ouvriers. La sélection sociale à l’entrée dans les entreprises et les chances d’y faire carrière complètent la sélection scolaire.

Pourtant, l’un des facteurs les plus importants de la diminution de la pertinence des classes sociales lors des Trente glorieuses fut le moindre aléa des revenus, et plus généralement des chances d’accès à un statut stable permettant à chacun de construire sa vie. Le SMIC et le plein emploi offraient aux plus modestes un monde nouveau, par rapport à tout ce que les classes populaires avaient connu jusqu’alors : la possibilité d’éviter la misère et de conserver toujours une utilité sociale. Maintenant, le RMI, dont le pouvoir d’achat correspond, pour le célibataire, à la moitié d’un SMIC, est le dernier rempart. Autrement dit, si les classes sociales se dissolvent, ce n’est pas dans une classe moyenne indéterminée quant à ses limites et son centre, mais plutôt dans l’incertitude des trajectoires sociales, entre les montants et ceux sur le déclin.

Déclin de la conscience de classe et action politique

Aujourd’hui, les sociologues qui partent à la recherche de la conscience de classe dans les milieux ouvriers, et plus généralement populaires, reviennent le plus souvent bredouilles. Les sondages, si on leur accorde crédit, montrent un affaiblissement de la conscience de classe dans la population française depuis la fin des années soixante-dix. Les électoralistes montrent aussi que la séparation des électorats de gauche et de droite se fait moins sur une base sociale, à condition toutefois d’ignorer dans cette dynamique le Front national qui recueille une partie des classes populaires.

En fait, si les inégalités ont cessé de s’aplanir, si les processus de reproduction sociale ont conservé leur intensité, si les modes de vie des ouvriers et des cadres restent distincts, il est vrai aussi que l’« identité collective » des classes sociales a perdu de sa vigueur.

La situation est-elle la conséquence de la perte d’intérêt des classes populaires pour leur situation au sein de la société, de l’émergence de l’individualisme, de l’opulence dans laquelle vit la classe ouvrière, ou simplement de ce que le système politique a cessé de voir la notion de classe comme pertinente ? La question est bien là : les classes se dissolvent-elles en elles-mêmes, ou bien en raison de l’indifférence affichée des représentants politiques à leur égard ? Autrement dit, si, aujourd’hui, la fin des classes sociales est la résultante d’un changement de discours et d’action, le renouveau des classes pourrait bien provenir, demain, d’un retour de la question sur la scène politique.

Les nouvelles générations comme amplificateur social

Pour la lecture de toutes ces mutations de la société française, il semble que les nouvelles générations peuvent servir en quelque sorte de miroir grossissant, tout particulièrement pour lire l’ensemble des remises en cause de la dynamique des « trente glorieuses ». Tout semble démontrer, pourtant, que les jeunes sont porteurs de nombreux éléments de progrès, indubitables, qui transitent notamment par l’amélioration des échanges et des dons à l’intérieur des familles, notamment en faveur des nouvelles générations (9). Nous savons en effet les efforts considérables que les familles consacrent à la qualité de l’éducation et au bien-être de leurs enfants, les aides matérielles, symboliques et en numéraire qui sont prodiguées aux nouvelles générations par leurs parents, grands-parents et parfois au-delà. Nous mesurons les flux inestimables de ressources, nombreuses, inépuisables et sans cesse renouvelées, que prodiguent les aînés à leurs proches, à leur prochains.

Plus encore, nous savons que les générations qui suivent bénéficient mécaniquement de tout un ensemble de progrès sur les précédentes. L’augmentation de l’espérance de vie de près de trois mois par an résulte de progrès médicaux permanents. Le développement de l’éducation est censé accroître les ressources en capital humain des nouvelles générations. La croissance économique permet aux jeunes d’envisager un niveau de vie sans cesse supérieur à celui de leurs parants. Les puînés héritent ainsi d’un monde plus riche, beau, complet et élaboré, autant de progrès produits par le travail des anciens. C’est le privilège d’être né plus tard. Cette dette qui fut pour la première fois soulignée par Emmanuel Kant ne peut être réglée, sinon par un hommage à la mémoire des anciens, sauf à remettre plus encore à la génération qui suit encore.

Sept fractures générationnelles

Le ralentissement économique et le chômage de masse des dernières décennies ont suscité une fracture générationnelle multiple d’autant plus difficile à ressouder qu’elle est silencieuse et déniée. Sept éléments recueillis permettent de comprendre que cette fracture résulte de notre inconséquence historique.

Le premier élément concerne la répartition du pouvoir d’achat : en 1975, les salariés de cinquante ans gagnaient en moyenne 15 % de plus que les salariés de trente ans, les classes d’âge adultes vivant alors sur un pied d’égalité. Aujourd’hui, l’écart est de 40 % : les fruits de la croissance économique, ralentie depuis 1975, ont été réservés aux plus de 45 ans. La lecture générationnelle permet de comprendre que les jeunes valorisés d’hier sont devenus les seniors favorisés d’aujourd’hui, par l’ancienneté.

Le deuxième facteur affecte les progrès des qualifications. En moyenne, d’années en années, la part des salariés porteurs d’une responsabilité ou d’une expertise valorisées continuent de s’accroître, même depuis la « crise ». Cette croissance est consubstantielle à notre représentation du progrès social. Pourtant, chez les salariés de trente ans, la part de ces emplois est la même aujourd’hui qu’en 1980, sans progression sensible : pour l’essentiel, l’expansion des cadres est portée aujourd’hui par la dynamique des quinquagénaires. Plus finement, les générations nées entre 1945 et 1950 sont restées situées au long de leur carrière sur la crête d’une vague montante de cadres qui s’étiole pour les puînés. Les premiers nés du baby-boom ont bénéficié d’une explosion scolaire au début des années soixante et profité ensuite de la dynamique d’emploi des jeunes de la période 1965-1975 : développement d’EDF, du nucléaire, de l’aérospatiale, du téléphone, de la santé, de la publicité, de la presse, etc. Les suivants ont subi la remise en cause de cette dynamique.

Le troisième enseignement relève d’un effet de rémanence : pour une cohorte de naissance donnée, la situation à trente ans conditionne les perspectives à tout âge ultérieur. Pour ceux qui n’ont pas fait leur place, les conditions tendent à se figer ensuite. Les premières victimes du ralentissement de 1975, les générations nées à partir de 1955 et qui ont eu vingt ans quand le chômage de masse s’étendait sur ceux qui n’étaient pas à l’abri, conservent aujourd’hui les séquelles de leur jeunesse difficile, même si ce ne sont plus là de jeunes débutants. Il est préférable d’avoir vingt ans en 1968 lorsque le taux de chômage dans les deux ans de la sortie des études est de 4 %, qu’en 1994 où ce taux culmine à 33 %. Le plein emploi à l’entrée dans la vie adulte est une ressource collective inestimable qui n’a pas été transmise.

La quatrième leçon est le revirement des chances d’ascension sociale : les parents des soixante-huitards, parce qu’ils sont nés en moyenne autour de 1910-1915, ont connu un sort difficile. Un quart d’orphelins précoces, un quart d’enfants d’invalides, une jeunesse dans la crise de l’entre-deux guerres, puis la seconde guerre mondiale. La reprise des Trente glorieuses (1945-1975) les attend, mais ils ont déjà 36 ans lorsque le système de retraite est créé, exigeant d’eux 35 années de cotisations pour une retraite pleine, un contrat pour eux impossible. Pour la majorité, ce fut une vieillesse misérable dans une société de jeunes riches. Pour la génération née vers 1945, les premières générations du baby boom, l’ascenseur social a amplement fonctionné. Pour leurs propres enfants, nés vers 1975, ces conditions d’ascension sociale sont souvent compromises, ces jeunes d’aujourd’hui étant les enfants non plus d’une génération sacrifiée mais d’une génération dorée. Le risque psychologique est dès lors celui de l’intériorisation d’un échec en apparence personnel, qui n’est autre qu’une débâcle collective.

Le cinquième constat est que, pour la première fois en période de paix, la situation de la jeune génération est plus difficile que celle de ses parents. La reprise économique de 1997-2000 a fait croire en la fin du tunnel, mais le taux de chômage dans les deux ans de la sortie des études est resté supérieur à 20 %, soit quatre fois plus élevé que celui de leurs parents au même âge. Trois années de reprise, évanouies maintenant, ne pouvaient corriger vingt-cinq années de déstructuration de fond.

Le sixième point est celui de la transmission de notre modèle social aux générations futures. En apparence, l’Etat-providence change avec le temps du calendrier, mais il dissimule une dynamique générationnelle. Lorsqu’en 1945, 35 annuités ont été exigées pour une retraite pleine, on a peu ou prou exclu ceux nés avant 1915, ces générations marquées par des inégalités monstrueuses entre les couches sociales privilégiées et le prolétariat industriel. Celles nées de 1920 à 1950 ont bénéficié du providentialisme, et de droits sociaux protecteurs et redistributifs croissants, propices à l’émergence d’une classe moyenne massive. Aujourd’hui, les nouveaux jeunes sortent de l’école autour de 21 ans, perdent deux ou trois années au chômage sans indemnité ou dans des activités informelles, et ne commencent à cotiser véritablement qu’autour de 23 ans. Exiger 40 années de cotisations comme aujourd’hui, 42 ans pour la proposition du rapport Charpin au Plan, voire 46,5 selon la suggestion du Medef, revient à allumer une bombe à retardement démographique qui pourrait exploser à partir de 2015, lorsque les candidats à la retraite sans cotisations suffisantes se multiplieront. Evidemment, les conditions sont plus faciles pour la fraction de la jeunesse qui passe avec succès les épreuves malthusiennes de la sélection de l’excellence scolaire ou économique, mais ce groupe s’oppose de plus en plus clairement à celui des moins qualifiés, reconstituant ainsi les germes d’une nouvelle société d’inégalité. Pour les nouvelles générations, le projet social né de l’après-guerre et qui a culminé en 1970 se délite peu à peu, avec la reconstitution au bas de la pyramide sociale des nouvelles générations d’une catégorie sociale massive, soumise à un choix qui s’apparente parfois à un chantage : entre l’exploitation et l’exclusion.

Une septième étape clos le diagnostic, concernant le problème de la transmission, non pas patrimoniale mais politique. Le déséquilibre de la représentation politique se mesure à un indice clair : en 1982, l’âge du représentant syndical ou politique moyen était de 45 ans, et il est de 59 ans en 2000. Un vieillissement de 14 ans en 18 années de temps correspond à une situation d’absence presque parfaite de renouvellement : les quadras des années quatre-vingt s’apprêtent à être les sexas des années zéro du xxie siècle. La génération socialisée dans le contexte spécifique de socialisation politique de la fin des années soixante, favorable à une entrée précoce en politique, s’est installée peu à peu dans les plus hautes fonctions, pour s’y incruster. Maintenant que les idéaux généreux de sa jeunesse ont laissé la place à d’autres visions du monde. Les députés de moins de 45 ans représentaient 38 % de l’assemblée en 1981, et seulement 15 % en 2002. Ce n’est pas une simple question d’âge du capitaine, sinon l’argument tomberait assez vite.

Le fait signale que les grandes orientations qui engagent le long terme sont prises sans la présence de ceux qui en assumeront les entières conséquences. Lorsque les payeurs ne sont pas convoqués aux agapes, on a lieu de s’interroger ; l’absence des jeunes semble bien organisée, comme dans le débat sur les retraites, alors qu’ils assumeront les plus lourdes conséquences des réformes. Pire, le vieillissement actuel du corps politique, parallèle à celui de la recherche et de l’université, des entreprises, etc. se développe dans des conditions où rien n’est préparé pour assurer une transmission. Il est à craindre que, tôt ou tard, ce moment de transition sans transmission ne vienne, avec d’autant plus de violence que rien n’a été fait pour l’anticiper, mais que tout a été mis en œuvre pour retenir le plus longtemps possible le mouvement irrésistible du temps. Dès lors, le projet social d’extension de la démocratie sociale , notamment participative, semble bien connaître un reflux générationnel, peu visible pour la société française dans son ensemble, mais pleinement évident lorsque l’on s’intéresse à la façon dont les nouvelles générations sont socialisées pour préfigurer le monde de demain.

Le modèle républicain sous tension : « Nouvelles inégalités » et communautarisme

Les inégalités générationnelles font partie de ces « nouvelles inégalités » (10) que la démocratie sociale à la française n’avait pas vocation à traiter, ni à examiner réellement, puisqu’elle s’était avant tout centrée sur le traitement des inégalités « traditionnelles », verticales, liées au travail et au monde économique. C’est avec un retard souvent considérable, et dans un climat de malaise particulier que les sciences sociales en France mettent en évidence l’existence de groupes sociaux spécifiques soumis à des difficultés qui ne se réduisent pas à une simple position hiérarchique dans la société.

Contrairement aux pays anglo-saxons, nordiques et à l’Allemagne, l’idée de constituer au sein du monde académique des gender studies fait l’objet de réticences nombreuses, malgré la volonté évidente d’une partie des sciences sociales de structurer un tel champ, et malgré l’évidence objective de l’intérêt à travailler cette question (11). Théoriser une humanité divisée entre deux groupes irrémédiablement différents que sont les femmes et les hommes est plus ou moins étranger à la façon dont classiquement le monde intellectuel français se représente l’universalisme, supposé neutre à l’égard du genre, mais pratiquement facteur d’inégalité (à l’Assemblée nationale, 5 % de Députées en 1958, 12 % en 2002). Dès lors, l’émergence récente d’une exigence d’égale représentation des femmes et des hommes dans les instances politiques (« la parité ») est un phénomène à la fois neuf et inattendu. Alors que la France est un des pays d’Europe où la présence des femmes dans les instances politiques de premier rang est des plus faibles, la mise en place pour les élections législatives de 2002 d’un dispositif de financement des partis politiques incitant à la présentation d’autant de candidates que de candidats a fait l’objet d’un débat houleux. Malgré l’évidence du constat (9 % de femmes à l’assemblée nationale élue en 1997), l’idée d’imposer un quota de femmes candidates fut souvent interprété comme l’émergence d’une discrimination positive (traduction française d’affirmative action) incompatible avec le modèle français d’universalisme et de neutralité des épreuves : l’un des arguments employés pour révoquer cette volonté d’égalité est que dorénavant les élues ne seraient plus jugées selon leur performances politiques mais comme ayant bénéficié d’un droit indu.

L’intérêt de ce débat sur la parité en politique est qu’il illustre une peur française contemporaine qui est celle de l’émergence de communautarismes incompatibles avec le modèle républicain. Dans ce modèle classique issu de la révolution bourgeoise, aucun groupe constitué ne peu faire écran entre l’Etat et l’expression de l’opinion publique du peuple des électeurs. C’est pour cette raison que le droit de constitution de syndicats et d’associations fut tardif en France. Qu’un groupe fondé sur une appartenance de genre puisse se voir reconnaître des droits spécifiques en raison de cette appartenance heurte cette sensibilité profondément ancrée dans le modèle républicain. Le cas des inégalités entre femmes et hommes est loin d’être unique : les groupes fondés sur appartenances religieuses, les origines ethniques, les orientations sexuelles, tendent à se constituer en groupes de pression catégoriels exigeant une reconnaissance que, par nature, le modèle français d’universalisme peine à offrir.

Ce problème est général en France, mais il est particulièrement difficile en ce qui concerne l’origine ethnique. Au même titre que les Etats-Unis, la France est un vieux pays d’immigration fondé sur le droit du sol : est Français toute personne née d’un parent Français ou né sur le sol français de parents étrangers. Pour autant, la différence entre la France et les Etats-Unis (ou le Royaume-Uni) est l’impossibilité morale de demander dans aucun formulaire officiel ou autre le groupe ethnique ou la « race » au sens américain. Une telle question paraîtrait à l’immense majorité comme choquante et pourrait donner lieu à des réactions agressives. Le contraste avec les formulaires du recensement américain est à cet égard saisissant. Le modèle traditionnel d’immigration en France est en effet fondé sur l’assimilation : l’immigré est supposé laisser à son arrivée en France sa culture, ses spécificités, et son entrée dans la citoyenneté française suppose l’abandon des éléments subjectifs comme objectifs qui marqueraient durablement la spécificité de ses origines, à l’exception peut-être du maintien de quelques éléments exotiques tels qu’un accent ou l’expression d’une fierté de provenir d’une histoire différente. La conservation de marques cohérentes et stables des origines est dès lors vu comme le signe d’un échec partiel du processus d’assimilation.

Le problème français contemporain en la matière est la confrontation à une grave contradiction : ce modèle assimilationniste qui est théoriquement à l’œuvre connaît à l’évidence des difficultés empiriques qu’il est impossible de mesurer sans porter plus encore atteinte à ce modèle. Le constat est que certaines difficultés sociales vécues par des Français de deuxième ou de troisième génération dans la banlieue nord de Paris ou de Marseille, et à l’orée de grands centres urbains, en particulier dans les bassins industriels en difficulté, difficultés liées aux problèmes de discriminations dans les emplois et de chômage, de difficultés scolaires, de délinquance et de son traitement par la police, etc. relèvent notamment de l’appartenance à des groupes d’origines spécifiques (notamment : Maghreb, Afrique noire, etc.), repérables par les acteurs sociaux en présence. Dans un certain nombre de cas, l’expression de « ghetto urbain » renvoie à une analyse peut-être excessive de la situation (12) mais en définitive de plus en plus fondée. Pour autant, la difficulté théorique est que, dans le climat français, il est impossible non seulement d’insister sur ces inégalités — au risque d’être vu comme animé d’intentions malsaines — mais aussi de mesurer cette situation, faute de disposer de la question dans les enquêtes de la statistique officielle ou dans le recensement.

Le mode de gestion de ces difficultés risque dès lors d’être de l’ordre de la dénégation d’évidences patentes. Il n’a pas manqué de voix pour exiger, lors du dernier recensement de 1999, l’introduction de questions sur les origines au motif de la nécessaire révélation d’évidences ; néanmoins, l’argument a prévalu que, puisque le recensement a une fonction implicite d’officialisation des divisions sociales, reconnaître les origines risquerait dès lors de produire les divisions que le modèle français ne peut reconnaître (13). Ce débat est le modèle de tous les autres, où les contradictions sont énormes entre l’évidence d’une situation de division communautaire en cours de constitution et le refus théorique de lui donner une visibilité. Ces difficultés permanentes donnent progressivement corps aussi à une exigence croissante de « rappel à l’ordre » républicain (14) fondé sur une exigence de retour aux sources du principe républicain.

Exigence de sécurité et « nouvel ordre moral » : Le 21 avril 2002 comme révélateur de la fracture sociale

Il est difficile aux observateurs notamment anglo-saxons de comprendre le climat français où, jusqu’à présent, il n’existe pas de mouvement néo-conservateur de type thatcherien ou reaganien, fondé sur un libéralisme économique radical. De telles tendances sont diffuses dans tous les partis de gouvernement, mais cohabitent avec d’autres qui les supplantent. En revanche, des tendances néo-consevatrices nouvelles se font jour, sur des aspects plus sociétaux qu’économiques. Il est vrai cependant qu’une remise en cause de l’Etat se fait jour, même au sein de la haute fonction publique. Il est vrai que les exigences de la globalisation et de la construction européenne bousculent l’Etat dans ses principes (le rôle de l’école, jusqu’à présent central dans la société française, est pour cette raison lourdement remis en cause) et l’Etat-providence dans ses moyens de fonctionnement (le débat sur les retraites et leur financement est une illustration des problèmes actuels exigeant des réformes complexes et douloureuses). Pourtant, une grande partie du débat se trouve sur une dimension différente, loin des questions économiques et du rôle de l’Etat. Une des grandes révolutions des « Trente glorieuses » relève de la révolution morale, culturelle et sexuelle de mai 1968. L’exigence de libération des mœurs et son exigence radicale « il est interdit d’interdire » ont eu un impact considérable sur l’ensemble de la société française des trente dernières années, dans les relations familiales, à l’école, dans les relations entre les générations, etc.

Trente ans après, une exigence d’inventaire des conséquences sociales de ce mouvement se fait jour : une partie des observateurs de ces années éprouvent un doute profond quant aux repère qui ont peut-être fait défaut aux générations qui ont pu subir les excès de ces mots d’ordre de libération. La fin des années quatre-vingt-dix est marquée par l’émergence de « nouveaux réactionnaires » soupçonnés d’opérer un retour en arrière vers l’autoritarisme d’avant 1968. Une telle analyse est peut-être excessive, vu le caractère minoritaire des intellectuels exigeant un tel retour à l’ordre moral. Pour autant, le premier tour des élections présidentielles du 21 avril 2002, où le candidat socialiste, Lionel Jospin, porteur d’un projet d’accompagnement de l’autonomisation des individus dans les aspects de leur existence, s’est retrouvé en troisième position derrière le candidat sortant de la droite gouvernementale, Jacques Chirac, dont la campagne était pour l’essentiel axée sur une dénonciation de l’insécurité urbaine, et derrière le candidat de l’extrême-droite populiste Jean-Marie Le Pen, porteur d’un discours catastrophiste sur l’effondrement de la société française, montre en définitive les profondes angoisses de la société française et le succès public de cette demande d’ordre. Cette demande de sécurité excède très certainement la question de la délinquance, et concerne implicitement ou symbolise l’ensemble des aspects de l’existence sociale où la population française est demandeuse de plus de repères dans un monde trop rapidement mouvant.

L’échec de la campagne socialiste fondée sur l’autonomie et la réponse aux demandes d’individualisme est qu’elle répondait peut-être en partie à un besoin fort des classes moyennes supérieures. Pour autant, a mal été compris le fait que l’autonomie, pour ceux qui n’ont pas les moyens de l’assumer, notamment au sein des classes populaires, peut apporter plus de difficultés que de bénéfices ; au contraire, le rappel éventuellement autoritaire de chacun à ses droits et à ses devoirs pourrait correspondre à l’aspiration de couches plus nombreuses que prévues de la population, celles pour qui l’autonomie sans les ressources peut représenter une perte, en particulier de repères. Ces difficulté sont plus grandes au sein des classes populaires qui se sont massivement abstenues et dont une part importante à offert ses suffrages au candidat populiste.

A mesure de l’extension des difficultés des catégories populaires, dont le 21 avril 2002 servi de révélateur, c’est peut-être maintenant au tour de groupes intermédiaires de s’interroger sur leur avenir. Si seuls les plus vulnérables étaient menacés, la tendance poserait moins de problèmes politiques, en tout cas d’un point de vue simplement électoraliste. Mais, de plus en plus, des fractions des véritables « classes moyennes » au sens statistique du terme, (le groupe que Touraine qualifiait en 1970 de « nouvelles classes moyennes salariées »), sentent à leur tour croître les difficultés et monter progressivement le niveau d’instabilité de leur condition. Pour eux-mêmes et plus encore pour leurs enfants, les places correspondant à leur condition sociale se raréfient. Une dynamique de « shrinking middle class », de rétrécissement de la classe moyenne se met en place. Pour ceux qui ne parviendront à s’établir dans la catégorie immédiatement plus élevée (celle des cadres et des professions intellectuelles supérieures), le risque de déchoir pourrait s’aggraver.

De plus, des professions naguère prisées voient péricliter leur prestige et décliner les ressources économiques relatives (les ingénieurs de l’industrie, les professeurs, travailleurs sociaux, etc.). Et cela, contrairement à d’autres professions dont les conditions s’améliorent (les avocats, le show-business, les Etats-majors des grandes entreprises, etc.). Ces tendances convergentes amènent à s’interroger sur la stabilité du système démocratique : ce sont en effet les piliers de son développement passé qui voient s’effriter leur assise. Sans nécessairement d’affirmer l’avènement d’une oligarchie nouvelle, excluant du processus de la décision des fractions majoritaires de la société, il y a lieu de s’interroger sur la pérennité du legs de la social-démocratie des Trente glorieuses et sur la difficulté à rappeler l’ensemble des acteurs à leur devoir de solidarité. Pourtant la société française ne peut probablement pas se développer durablement sans la stabilité née de la participation de tous au bien commun. Ces difficultés structurelles pourraient ne pas disparaître avant longtemps, mais il est vrai aussi que la société française a des ressources inattendues dans les périodes critiques. Première puissance occidentale au xviie siècle, la France connaît depuis un lent déclin relatif, en termes de rang, en cédant le pas à l’Angleterre, les Etats-Unis, le Japon, l’Allemagne, bientôt la Chine et l’Inde, etc. Mais ce déclin n’a rien de régulier, puisque les périodes de décadence rapide (1815, 1870, 1914-1944, par exemple) contrastent avec des périodes brillantes de rémission dont les « Trente glorieuses » ont été un exemple. Des retards accumulés peuvent connaître des rattrapage brutaux, comme le suggérait Voltaire dans sa « Lettre au marquis de Chauvelin » (2 avril 1764) : « Tout ce que je vois jette les semences d'une révolution qui arrivera immanquablement, et dont je n'aurai pas le plaisir d'être témoin. Les Français arrivent tard à tout, mais enfin ils arrivent. La lumière s'est tellement répandue de proche en proche qu’on éclatera à la première occasion ; et alors, ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux : ils verront de belles choses ». La question est bien : quand la société française parviendra-t-elle à surmonter ces incertitudes ?

 

 

Endnotes

 

(1) Jean Fourastié est l’auteur de syntagme et de la théorie socioéconomique qui l’accompagne. Son ouvrage (Fourastié J., Les Trente glorieuses ou la révolution invisible, Fayard, Paris, 1979) demeure un classique. 

(2) L’ouvrage de Mendras (Mendras H., La seconde révolution française : 1965-1984, Paris, Gallimard, 1988) fait figure de référence sur la dynamique de cette époque.

(3) La sociologie critique a largement souligné le rôle spécifique de cette haute fonction publique dont le recrutement fait figure de spécificité (Bourdieu P.,  La Noblesse d'État. Grandes Écoles et esprit de corps. Paris : Éditions de Minuit, 1989). De son côté, Suleiman souligne la contribution de ce groupe à la stabilité institutionnelle française (Suleiman E., 1995, Les ressorts cachés de la réussite française, Paris, Seuil).

(4) Au sein de cette littérature pessimiste, la contribution de Baverez ressort fortement (Baverez N., 1997, Les Trente Piteuses, Paris, Flammarion).

(5) L’économiste Jean-paul Fitoussi a leance en 1995 une grande remise en cause de ce modèle de développement, ou plus exactement de freinage du développement dont les salariés furent les principales victimes (Fitoussi J.-P., 1995, Le débat interdit, Paris, Arléa).

(6) La reconstitution des très grandes fortunes est un élément important du débat contemporain, développé en particulier par Thomas Piketty (Piketty T., 2001, Les hauts revenus en France au XX ème siècle. Inégalités et redistributions, 1901-1998, Paris, Grasset), qui produit un fort clivage au sein de la gauche entre les « modernistes » tenants d’une troisième voie blairiste et les tenants de l’extension des solidarités et des redistributions.

(7) En France, plus que dans les pays anglo-saxons, le mot « classe moyenne » renvoie moins à une catégorie supérieure qu’à une « average class » située au centre de la répartition des revenus. Catherine Bidou (Bidou C., 1994, Les aventuriers du quotidien : essai sur les nouvelles classes moyennes, Paris, PUF) en a souligné le rôle dans la diffusion des valeurs de 1968.

(8) cette question des évolutions de la mobilité sociale fait débat : Louis-André Vallet (Vallet L.-A., 1999, « Quarante ans de mobilité sociale en France », Revue Française de Sociologie, n°1, pp. 5-64) montre la croissance au long terme de la porosité entre classes sociales mais Chauvel met en évidence les incertitudes de court terme subies par les nouvelles générations (Chauvel L., Le Destin des générations. Structure sociale et cohortes en France au XXème siècle, Paris, PUF, 2002).

(9) Cet accroissement des solidarités descendantes entre générations est souligné par Attias-Donfut, qui en rappelle le caractère profondément inégalitaire (Attias-Donfut C., 1995, Les solidarités entre générations, Vieillesse, Familles, État, Paris, Nathan).

(10) voir notamment : Fitoussi J.-P. et P. Rosanvallon, 1996, Le nouvel âge des inégalités, Paris, Seuil.

(11) Voir en particulier : Marry C., M. Maruani et J. Laufer (dir.), 2001, Masculin-féminin : questions pour les sciences de l'homme, Paris, PUF.

(12) Ces limites de la comparaison avec les Etats-Unis sont soulignées dans Wacquant L. 1992, « Banlieues françaises et ghetto noir américain : de l'amalgame à la comparaison », French Politics and Society, 10 (4), p. 81-103.

(13) Le débat fut vif entre Michèle Tribalat (Tribalat M., 1995, Faire France : Une enquête sur les immigrés et leurs enfants, Paris, Édition La Découverte), tenant de l’utilisation de classifications ethniques et Hervé Le Bras (Le Bras H., 1998, Le démon des origines : démographie et extrême droite, La Tour d'Aigues, Ed. de l'Aube) qui souligne les conséquences institutionnelles que pourraient avoir pour le modèle républicain l’introduction de telles variables.

(14) L’ouvrage de Lindenberg a lancé en France un débat virulent sur les « nouveaux réactionnaires » qui prendraient pied aujourd’hui dans la sphère intellectuelle contre les héritiers de mai 1968 (Lindenberg D., 2002, Le rappel à l’ordre : enquête sur les nouveaux réactionnaires, Paris, Seuil).

 

Suggested further reading

 

Bosc S., 2001, Stratification et classes sociales : la société française en mutation, Paris, Nathan.

Chauvel L., Le Destin des générations. Structure sociale et cohortes en France au XXème siècle, Paris, PUF, 2002.

Fitoussi J.-P., 1995, Le débat interdit, Paris, Arléa.

Lindenberg D., 2002, Le rappel à l’ordre : enquête sur les nouveaux réactionnaires, Paris, Seuil.

Mendras H., La seconde révolution française : 1965-1984, Paris, Gallimard, 1988.